C. Des conséquences pour la littérature comparée.

D’emblée, donc, la question controversée de ce qu’est l’auteur, et son rapport à l’œuvre, touche de près les préoccupations de la littérature comparée, en détournant cette dernière d’une classification simpliste à partir du critère de nationalité de l’écrivain. En effet, l’impossibilité même de la définition d’ auteur, le fait que le substrat culturel qui est le sien (selon les propositions de Christiane Chaulet-Achour qu’on a déjà vues) ne suffise pas à saisir la particularité de l’œuvre, sa créativité, c’est à dire sa manière de signifier, doivent nous inciter à repenser conjointement les évidences établies et les termes habituels de la comparaison : qu’est-ce qu’un « auteur français » ? Aragon, écrivain du Fou d’Elsa, dans quelle mesure en est-il l’auteur, et comment comprendre qu’il affirme qu’il n’a jamais écrit ses œuvres mais qu’il les a lues? Est-on autorisé à comparer Le Fou d’Elsa , au nom de quel substrat culturel, avec deux textes algériens ? Et ces deux textes, L’amour, la fantasia, La prise de Gibraltar, suffit-il qu’ils soient « algériens » pour qu’on les compare ?…

Il y a une tradition de la littérature comparée qui tranche ces questions sans coup férir, en s’attachant au substrat culturel pris comme modulation d’un ensemble thématique préétabli. Ainsi trouve-t-on des approches à l’opposé de la poétique qui établissent une sorte d’équivalence entre étude littéraire et ethnologie, et n’envisagent la création littéraire que comme une actualisation de mythes intemporels :

‘Il arrive que des œuvres sans liens évidents entre elles, renvoient à un fonds commun de données structurelles, aux « structures anthropologiques de l’imaginaire », en somme.’ ‘Une conception renouvelée de la littérature comparée conduit à retrouver par delà un corpus hétérogène une matrice commune, ou des structures fécondantes. G. Calame Griaule classe parmi les « universaux » ces passages obligés auxquels toute littérature consacre un développement : l’image de la mère, la figure du père, la relation entre les sexes, la confrontation homme-femme sont parmi ces inévitables sujets, ainsi que la hantise de la nuit opposée à l’éclat du « soleil sicaire », comme l’écrit le poète congolais [Tchicaya U Tam’si]. 119

Une telle tradition repose sur des certitudes qui mériteraient pourtant d’être questionnées : ces « universaux » prédéterminés, auxquels on pourrait aussi adjoindre l’auteur, la nationalité, qu’ont-ils à voir au juste avec l’écriture (le travail de la langue) ? Dans la perspective strictement structuraliste à laquelle ils correspondent, langage, religion, sciences, rapports économiques, etc. sont strictement mis en équivalence, et étudiés comme immuables (ou « inévitables », « obligés »…). On reconnaît ici les postulats de Claude Lévi-Strauss par exemple. Mais il est étonnant que la critique d’un tel postulat, formulée dès les années soixante par Henri Lefebvre entre autres n’ait pas fait son chemin de manière plus nette dans la littérature comparée. Cette critique dénonçait l’équivalence entre langue, langage et symbole, qui laisse de côté les notions de  transition[s], passage[s], ambiguïté[s] […] au profit des coupures, articulations, discontinuités, polarités, complémentarités 120 . En effet, la reconnaissance de ces universaux conduit à penser la littérature en termes a-historiques, fixés par avance, et dont l’auteur ne serait qu’un médiateur qui se contenterait de les articuler. Elle empêche de chercher ce que l’écriture en elle-même met en mouvement, en devenir ; c’est à dire qu’elle manque l’historicité de toute écriture et de toute lecture, qui est constitutive de la subjectivité de l’œuvre. En outre, la tentative de classification ( nationale, thématique, générique…), en ce qu’elle fige en catégories, détourne de la possibilité de saisir la culture comme une relation, là où au contraire le constat du multiple et du transitoire oblige à réviser ses angles de vue et à considérer le trans-culturel, le trans-historique comme l’enjeu de la littérature, prise en tant que mouvement de transformation de la culture.

C’est pourquoi la notion d’auteur mérite encore d’être posée, dans la mesure où elle occulte quelque chose d’essentiel à la poétique. En la posant on tente d’aller jusqu’au bout de la proposition émise par Charles Bonn dans son plaidoyer pour le développement du comparatisme entre littérature française et littérature francophone :

‘Or, toute polémique mise à part, la réalité ne montre-t-elle pas que toutes les sociétés méditerranéennes sont multiculturelles ? Ce qui fait que définir l’Immigration à partir de sa culture dite « d’origine » est d’abord nier la différence à l’intérieur de notre culture, différence que l’Immigration n’est pas seule à représenter, mais par rapport à laquelle elle peut servir de prétexte, soit pour l’accepter, soit pour la refuser dans une affirmation de sa propre culture comme univoque. 121

Penser l’écriture littéraire comme relation ( et non représentation d’un auteur), est une des conditions pour accéder à la saisie d’un multiculturalisme qui ne soit pas une simple juxtaposition de données autonomes, mais un mouvement historique de transformation – à terme c’est aussi ce qui peut justifier la pratique même du comparatisme. Une étape est nécessaire à cette réflexion : il faut situer la subjectivité dans l’œuvre, donc se demander ce qui en est sujet

Notes
119.

Arlette Chemain-Degrange, « Contribution à une réflexion sur les perspectives comparatistes : insérer les nouvelles littératures », in Littérature comparée et didactique du texte francophone, Itinéraire et contact de cultures, n°26, 2° semestre 1998, L’Harmattan, p.53

120.

Henri Lefebvre, « Claude Lévi-Strauss et le nouvel éléatisme », L’homme et la société, n°1 et 2, 3° et 4° semestres 1966, repris dans L’idéologie structuraliste, Point-Seuil, Paris, 1975, p. 58

121.

Charles Bonn, « Littérature comparée et francophone, un mariage à risque ? », Littérature comparée et Didactique du texte francophone, Itinéraire et Contact de cultures, n° 26, p. 15