A. Présence – absence de l’auteur dans le texte.

Un colloque s’est tenu les 28 et 29 mai 1999 à l’université Paris VII, dont l’objectif était de faire un état des lieux de la théorie littéraire, en France principalement, également dans le monde anglo-saxon. Parmi les communications proposées, deux reviennent notamment sur la notion d’auteur après avoir fait le constat d’un retour en force d’une critique « humaniste » s’appuyant sur cette notion. L’article de Marc Buffat reprend la discussion par un rappel historique sur le travail de Roland Barthes et les polémiques qu’il suscitait en 1965, assez identiques à celles qui renaissent ces dernières années :

‘Un ouvrage récent, De Barthes à Balzac, Fictions d’un critique, critique d’une fiction, de Claude Brémont et Thomas Pavel, s’en prend violemment à S/Z, avec une argumentation qui est à peu près celle qu’utilisait Raymond Picard dans son pamphlet de 1965 contre la « nouvelle critique ». 123

Dans un premier temps l’article renvoie dos à dos deux tendances de la critique, encore vivantes : celle d’une lecture qui se veut « objective », c’est à dire qu’elle attribue au texte le statut d’objet, à la manière de Valéry et implique le lecteur comme une simple surface d’enregistrement [qui] ne se différencie pas vraiment de ce qu’il lit 124 - et celle d’une lecture qui se veut « subjective », c’est à dire qu’elle ôte toute existence objective au texte et fait du lecteur un propre lecteur de soi même [ne lisant] rien de différent de lui 125 .

De fait, ces deux conceptions dont le débat remonte d’ailleurs à Gustave Lanson et Marcel Proust, au début du 20ème siècle, reposent en définitive sur la négation de la pratique même de la lecture en tant que mise en rapport subjective avec le texte et appropriation de ce dernier. Corrélativement cette négation conduit à réaffirmer l’identification de l’auteur à l’œuvre et à définir ce dernier comme une intention et une conscience de soi autonome. Bref, on assiste là au retour d’un humanisme qui n’aurait rien retenu des avancées critiques des années 70, et surtout pas la tentative de comprendre au plus près non certes l’homme comme essence, mais l’homme engagé dans des activités pratiques ousymboliques 126 . C’est pourquoi Marc Buffat revient sur les propositions de Roland Barthes pour relancer un des postulats essentiels de la sémiologie : l’immanence du texte littéraire, ou son auto-référentialité, que Barthes définissait entre autres de la manière suivante :

‘J’entends par littérature, non un corps ou une suite d’œuvres, ni même un secteur de commerce ou d’enseignement, mais le graphe complexe des traces d’une pratique : la pratique d’écrire. 127

La reconnaissance de la créativité littéraire passe par cette immanence. Là où l’intentionnalité d’un auteur fait de l’écriture un savoir-faire assujetti à la conception classique du bon goût, Barthes substitue l’absence de l’auteur signalée en creux dans le travail de transformation du langage. Ce faisant il ouvre la perspective sur tout ce qui échappe dans un texte aux formes canonisées, aux préoccupations déjà définies de la rhétorique ou à un déjà-là dont le texte serait l’expression. Il fonde au contraire la littérarité sur « la mort de l’auteur » car c’est cette dernière qui libère des possibilités infinies de lecture :

‘L’écrit n’a donc pas pour fonction ou pour effet d’immortaliser l’écrivain. Il ne s’agit pas de prolonger une vie ou de pérenniser une présence. Il a pour fonction de pérenniser une absence. L’œuvre de l’écrivain, du moins tant qu’elle n’est pas matériellement détruite, empêche que le vide laissé par sa disparition ne soit recouvert ou comblé. Elle constitue en somme la perpétuelle actualité de son absence. Comme il est dit dans Critique et Vérité : « La littérature n’énonce jamais que l’absence du sujet. » L’absence du sujet et non l’absence de sujet. La littérature n’est pas un discours sans auteur – la littérature sans auteur c’est le stéréotype, le lieu commun,la langue de bois, c’est à dire le contraire même de la littérature – c’est un discours dont l’auteur est absent. 128

C’est cette condition énoncée qui garantit l’existence d’une lecture productive : l’absence de l’auteur fait du texte un présent perpétuel, à chaque lecture, et permet que le lecteur se l’approprie. On le voit, lire devient ici synonyme de produire. Rappelons que cette proposition poussée à l’extrême chez Aragon fait de l’écrivain le lecteur de ce qui sort sous sa propre plume, comme nous l’avions déjà signalé dans l’étude du Prologue au Fou d’Elsa. Ce qui est une manière d’inverser la hiérarchie de l’écriture et de la lecture communément admise.

Cependant, il n’est pas sûr que la démonstration de Marc Buffat soit tout à fait suffisante pour légitimer sa prise de position contre le retour d’une critique rétrograde. En effet l’absence de l’auteur, ou sa présence par le manque, ne dit pas grand chose sur le texte lui-même, et sur la manière dont la subjectivité s’y manifeste. Paradoxalement on pourrait presque dire que le postulat barthésien sauve l’auteur en dernière instance. Il lui manque un concept problématique qui permet de penser à la fois l’existence du sujet et sa perpétuelle remise en question : c’est le concept d’historicité, et notamment l’historicité de la lecture. C’est une banalité de le dire, mais peut-être n’est-elle pas tout à fait inutile : on ne lit pas Montaigne, ou Aragon, ou Boudjedra de la même manière suivant le moment et l’espace culturel où on se place – et le texte en est changé.

Notes
123.

Marc Buffat, « La mort de l’auteur : une problématique oubliée ? » in Où en est la théorie littéraire ?, id., pp. 67-77

124.

Idem, p. 67

125.

Ibid.

126.

Françoise Gaillard, « D’un paradigme défunt », in Où en est la théorie littéraire ?, Textuel n°37, Paris 7-Denis Diderot, avril 2000, p. 83

127.

Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 16, cité par Marc Buffat, op. cité.

128.

Marc Buffat, op. cité, p. 72