C. Foucault et la fonction-auteur.

Précisons que la formule « la mort de l’auteur », qui a son corollaire dans cette « naissance » si ce n’est du lecteur, du moins du texte lu, a connu un succès nimbé de scandale. D’aucuns ont voulu y voir l’équation « mort de l’auteur » = « mort de l’homme » = « anti-humanisme ». Ceci montre très symptomatiquement quelle confusion s’entretient entre l’auteur et l’homme, l’écrivain situé dans le temps. Mais somme toute le lien entre le travail de Barthes, puis celui de Foucault, et le développement de la pensée post-moderne qui théorise l’achèvement de l’histoire, et la mort du sujet en tant que rapport à une historicité, ont peut-être fait le terreau d’un retour de l’humanisme, attaché à la présence originelle et rassurante de l’auteur. Il est à noter d’ailleurs que les ambiguïtés de la critique littéraire à propos des notions de sujet, de subjectivité, en sont largement responsables. Pour autant la réflexion de Michel Foucault, si elle ne levait pas toutes ces ambiguïtés, avait le mérite essentiel de poser nettement le problème en termes de rapport et d’adéquation au temps.

Michel Foucault est un de ceux qui ont posé les bases de la réflexion sur l’historicité dès les années soixante. On en trouve une approche très claire dans une communication donnée en 1969 sur la question « Qu’est-ce qu’un auteur ? », pour le Bulletin de la société française de philosophie. En guise d’entrée en matière Foucault y redéfinit l’auteur comme une  fonction variable et complexe du discours  138 propre d’ailleurs à la modernité européenne depuis le 16ème siècle. Il part tout d’abord du nom de l’auteur et montre que celui–ci exerce un rôle par rapport au texte : il décrit le texte d’une certaine manière, et permet même de le faire entrer dans une classification, enfin il caractérise un certain mode d’être du discours en indiquant que ce discours n’est pas une parole quotidienne, indifférente, une parole immédiatement consommable, mais qu’il s’agit d’une parole qui doit être reçue sur un certain mode, dans une culture donnée, recevoir un certain statut. 139

Cette définition prend sa place dans le projet de bâtir une histoire des discours, dans laquelle Michel Foucault constate l’importance de la mise en place d’une propriété pénale (à la fin du 18ième siècle) liée étroitement à la mise en place de la censure. Dans ce cadre juridique, écrire devenait un acte potentiellement blasphématoire ou révolutionnaire, passible à ce titre de sanctions. Il fallait que l’acte d’écrire soit imputable à la personne de l’auteur, pour que le système judiciaire associé à la censure puisse s’exercer. On le voit, mesurer ainsi l’émergence de la notion d’auteur, c’est montrer qu’elle n’a rien d’absolu, mais justement qu’elle est une fonction variable dans le temps et dans l’espace culturel : c’est faire la démonstration de son historicité. Le corollaire d’un tel rapport au temps (où l’auteur en tant qu’homme finit par s’effacer pour laisser place au texte et lui seul), est la transformation par les lecteurs successifs du sens et de la valeur de l’œuvre.

Cependant tous les obstacles théoriques ne sont pas entièrement levés par une telle analyse. Deux questions subsistent, qui ne trouvent pas de réponse dans l’article précédent de Marc Buffat, et que Foucault ne traite que partiellement.

Tout d’abord, le postulat de la liberté acquise par le lecteur sur le texte, par quelle instance de régulation est-il contrebalancé : ou comment se peut-il que la lecture ne fasse pas dire n’importe quoi au texte ? Les critiques qui annoncent un retour de l’auteur (cf. le livre cité plus haut de Claude Brémont et Thomas Pavel, ou encore les prolongements de La pensée 68, de Luc Ferry et Alain Renaut ) font le présupposé que l’absence de celui-ci autoriserait en retour une subjectivisation illicite de la lecture. C’est faire bon marché des précautions et de la réflexion sur les contraintes de lecture que Foucault proposait dans sa communication de 1969 :

‘…l’auteur n’est pas une source indéfinie de significations qui viendraient combler l’œuvre, l’auteur ne précède pas les œuvres. Il est un certain principe fonctionnel par lequel, dans notre culture, on délimite, on exclut, on sélectionne : bref, le principe par lequel on entrave la libre circulation , la libre manipulation, la libre composition, décomposition, recomposition de la fiction. […] L’auteur est donc la figure idéologique par laquelle on conjure la prolifération du sens. […]
En disant cela, je semble appeler une forme de culture où la fiction ne serait pas raréfiée par la figure de l’auteur. Mais ce serait pur romantisme d’imaginer une culture où la fiction circulerait à l’état absolument libre, à la disposition de chacun, se développerait sans attribution à une figure nécessaire ou contraignante. 140

Cette nouvelle instance ou figure contraignante, la « Variante » de l’article la répète un peu plus loin, sans toutefois la caractériser :

‘Au moment précis où notre société est dans un processus de changement, la fonction-auteur va disparaître d’une façon qui permettra une fois de plus à la fiction et à ses textes polysémiques de fonctionner à nouveau selon un autre mode, mais toujours selon un système contraignant, qui ne sera plus celui de l’auteur, mais qui reste encore à déterminer ou peut-être à expérimenter. 141

Certes, on attend encore la définition de ce nouveau mode, que Foucault lui-même ne cernait pas ; et les retours de flamme pour l’auteur semblent démentir une telle prévision. Pourtant une idée essentielle pour la compréhension du fait littéraire était là énoncée : c’est que la critique elle-même repose sur une historicité de la lecture, elle coïncide avec une époque, et contribue à transformer la culture de cette dernière. A l’opposé, le « retour » à l’auteur tente de dégager un concept intemporel et universel, négateur d’historicité, un concept finalement métaphysique, même si l’on prétend qu’il est hors de toute religiosité 142 . On croirait finalement retrouver là ce que concevait ironiquement Aragon quand il faisait une satire de la « littérature » dans le passage du Traité du style cité en introduction de ce chapitre.

À ce stade, on peut déjà émettre une proposition qu’il faudra explorer par la suite : les transformations dialectiques de la fonction-auteur pourraient peut-être trouver une réalisation dans le développement de la critique intertextuelle, et dans l’approche du texte comme prise de position par rapport à une mémoire de la littérature, ce qui n’est plus l’étude des sources … ayant inspiré l’auteur. Finalement tout cadre théorique quel qu’il soit réorganise une lecture qui lui correspond idéologiquement : on ne voit nulle part qu’il puisse exister une lecture totalement libre (ou innée…) ou dégagée des contraintes d’un tel cadre. Mais la prise en compte de l’historicité de tel cadre théorique, corrélativement aux productions littéraires qu’il prend en charge, est la condition première pour fonder la pertinence de la lecture proposée, notamment quand elle opère une comparaison.

L’autre question non résolue par le travail de Foucault reste la localisation de la subjectivité dans la littérature. Si on acquiesce à l’idée que l’auteur n’est ni l’homme ni le sujet se reflétant dans le texte, qu’il est une fonction organisant la lecture, où est la subjectivité, de quelle opération résulte-t-elle ? Cette question nous amène nécessairement à une approche philosophique de la notion de sujet.

Notes
138.

Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la société française de philosophie, n°3, juillet-septembre 1969 – repris dans Dits et écrits I, Gallimard, , pp. 789-821

139.

Idem, p. 798

140.

Ibid., “Variante”, p. 811

141.

Ibid.

142.

cf : Brémont et Pavel, cités par Marc Buffat dans son article ; « L’auteur d’une œuvre littéraire et ses rapports avec sa création, en revanche, sont les choses du monde les plus faciles à observer et référer le sens d’une œuvre à son auteur ce n’est nullement formuler une hypothèse métaphysique ou religieuse improuvable… », p. 76. On notera que la « facilité » de l’observation ne prouve pas la justesse de cette dernière, et que la formulation « choses du monde » suggère nettement une « nature », c’est à dire une figuration idéologique qui se déguise sous l’aspect de l’évidence.