3. Qu’est-ce qui est sujet dans l’écriture, qu’est-ce qui est sujet dans la lecture ?

On vient de voir quel discrédit ou alternativement quel retour en force connaît la notion d’auteur : on ne peut que remarquer la difficulté qu’il y a à manier cette notion, lourde de présupposés pas toujours explicités. L’auteur va de pair avec l’œuvre, produit de son travail, jusqu’au point où il s’identifie avec elle sur le mode de l’homologie ou du reflet (ce qui n’est pas le cas de l’écrivain, défini simplement par sa profession). Dans l’histoire de la notion d’auteur, il y a entre autres l’apologie romantique du génie, puissance de création, dont le dictionnaire philosophique nous instruit qu’il a à voir avec la notion grecque de daimôn, « fureur divine » ou force obscure qui pousse les hommes vers leur destin et dont il demeure l’idée de don 143 . D’emblée, donc, l’œuvre apparaît, dans cette conception, comme produite par quelque chose qui lui serait extérieur : une inspiration « divine » par exemple… Et l’auteur lui-même est porté par cette hétérogénéité. L’autre signification possible du terme de génie nous est aussi utile : en même temps le Génius dont provient étymologiquement le mot indique ce qui fait d’un individu son identité propre mais en tant qu’il le dépasse 144 . [Ce qui fait que le terme peut être appliqué à un peuple tout entier, et être assimilé dans ce cas à une quintessence culturelle.]

L’auteur serait ainsi une puissance de création strictement individuée et se transcendant par sa pratique. Que la critique reprenne à son compte la présence originaire de l’auteur liée à son œuvre, et elle postule une créativité doublée d’une subjectivité préalable à l’écriture ; créativité et subjectivité seraient ici autonomes, non dépendantes de la pratique de l’écriture. Que la critique admette en revanche la « mort de l’auteur », c’est à dire une absence dont témoignerait le texte écrit, et elle lance la subjectivité du lecteur. Dans tous les cas la subjectivité repose sur des individus, elle est pensée comme hétérogène à la pratique langagière qui a fondé le texte ; ainsi, les deux options laissent un vide qui est celui du contact entre l’individu et le texte ou d’ailleurs la culture 145  : comment la mise en présence s’effectue-t-elle, par quelle expérience de relation ? Les théories du sujet-individu ne le disent pas ; il nous a donc semblé qu’il n’était pas inutile de revenir à la définition controversée du sujet, puis de la subjectivité en littérature pour comprendre ce que le lecteur notamment peut saisir dans le texte, par lui, et spécialement quand ce dernier semble émaner d’une autre culture.

Notes
143.

Sous la direction d’André Jacob, Les notions philosophiques. Dictionnaire, tome I – Philosophie occidentale A-L, PUF, 1990, p. 1057

144.

Idem.

145.

La discontinuité dont il est question touche aussi de près à la conception de la culture. On a pu le voir dans la première partie du chapitre, quand la critique littéraire reprend à son compte des « universaux » symboliques et culturels, sans jamais expliquer quels rapports les lient aux hommes ici et maintenant.