A. Retour sur l’ego : l’ individu malgré tout.

Tout un courant de la philosophie contemporaine s’efforce de « sauver » l’homme en le pensant selon des termes que la philosophie classique a définis. C’est à dire qu’on assiste à un retour en force de l’ego cartésien, fondement d’une conscience de soi qui est souvent complétée à l’heure actuelle par la phénoménologie. La démarche d’Alain Renaut par exemple est caractéristique de ce retour, dont on a vu qu’il s’attaque avec virulence à la mise à l’écart de l’auteur. Il n’est pas inutile de souligner qu’ Alain Renaut est co-auteur avec Luc Ferry d’un ouvrage, La pensée 68, qui a connu un certain succès en dénonçant bon nombre d’avancées de la théorie structuraliste des années soixante.

Le projet d’Alain Renaut consiste à produire une critique de l’individualisme, en sauvegardant toutefois la valeur du moi et les assises d’un humanisme. Il articule justement d’ailleurs la conception de cet humanisme sur la définition très classique d’un homme qui serait totalement une conscience de soi :

‘L’humanisme, c’est au fond la conception (et la valorisation) de l’humanité comme capacité d’autonomie – je veux dire que ce qui constitue la modernité, c’est la manière dont l’homme va se penser comme la source de ses représentations et de ses actes, comme leur fondement (sujet) ou encore comme leur auteur (de là, d’ailleurs, que l’acharnement anti-humaniste commun aux diverses pratiques généalogiques des années soixante passera si souvent par la critique de la notion d’auteur). Ainsi l’homme de l’humanisme est-il celui qui ne reçoit plus ses normes et ses lois de la nature des choses ( Aristote) ou de Dieu, mais qui les fonde lui-même à partir de sa raison. 146

On reconnaît dans cette définition tout d’abord l’étymologie même du mot autonomie : « autonomos », qui se régit par ses propres lois – dans certains cas cette autonomie est considérée comme une indépendance totale ; Kant par exemple évoque l’autonomie de la volonté humaine dans ce sens. On y retrouve aussi une des affirmations importantes de la philosophie classique de Descartes à Husserl, que le sujet est fondé par l’existence de sa raison, évidemment autonome, et ce, hors de toute référence au langage. Le rappel de la notion d’auteur, fondue en quelques sortes à celle de sujet n’a rien de fortuit : il est dans la logique de la pensée d’une entité, « l’homme en tant que raison », préexistant de façon individuée à toute production de son « esprit ». Il ne peut y avoir qu’une incompréhension entre cette conception du sujet et la théorie de la « mort de l’auteur », puisqu’elle ne considère jamais la subjectivité que sous l’angle d’une volonté autonome d’affirmation, ou d’énonciation qui d’ailleurs instrumentalise le langage. Comment dès lors envisager la relation ou l’interdépendance de sujets ? Le débat qui faisait suite à la communication de Michel Foucault déjà citée montre assez bien ( et dans des termes toujours d’actualité) à quel point cette pensée de la relation bute sur l’obstacle du sujet :

‘L. Goldman : Une seule question : lorsque vous admettez l’existence de l’homme ou du sujet, les réduisez-vous, oui ou non, au statut de fonction ?
M. Foucault : Je n’ai jamais dit que je les réduisais à une fonction, j’analysais la fonction à l’intérieur de laquelle quelque chose comme un auteur pouvait exister. Je n’ai pas fait ici l’analyse du sujet, j’ai fait l’analyse de l’auteur. Si j’avais fait une conférence sur le sujet, il est probable que j’aurais analysé de la même façon la fonction-sujet, c’est à dire fait l’analyse des conditions dans lesquelles il est possible qu’un individu remplisse la fonction du sujet. Encore faudrait-il préciser dans quel champ le sujet est sujet, et de quoi ( du discours, du désir, du processus économique, etc.). Il n’y a pas de sujet absolu. 147

Un peu plus loin, Lacan intervenant dans l’échange re-précisait cette négation du sujet absolu, pour l’appliquer à la psychanalyse :

‘…structuralisme ou pas, il me semble qu’il n’est nulle part question, dans le champ vaguement déterminé par cette étiquette, de la négation du sujet. Il s’agit de la dépendance du sujet, ce qui est extrêmement différent ; et tout particulièrement, au niveau du retour à Freud, de la dépendance du sujet par rapport à quelque chose de vraiment élémentaire, et que nous avons tenté d’isoler sous le terme de « signifiant ». 148

Le postulat de Foucault, repris par Lacan dans le sens de sa propre discipline psychanalytique, à savoir la dépendance du sujet, c’est à dire son existence en tant que relation et non pas sujet ontologique est à prendre ou à laisser. C’est à dire qu’il ne peut se combiner avec le sujet ontologique. À l’inverse, ce dernier empêche relativement de penser la relation ou la dépendance comme constitutives de lui.

On repère cette difficulté dans le raisonnement d’Alain Renaut. Tentant généreusement de dépasser le concept d’individu dans ce qu’il a de nuisible et d’appauvrissant pour le social et le culturel, il propose la notion d’intersubjectivité sans parvenir à en caractériser les conditions :

‘…l’individu est une figure seulement évanouissante du sujet, l’individualisme est une figure évanouissante de l’humanisme, en tant que l’individualisme fait disparaître la substance même de l’humanisme, c’est à dire la valorisation d’une sphère de normativité supra-individuelle autour de laquelle l’humanité puisse se constituer comme telle (comme une inter-subjectivité). 149

Où le lien est-il ? Doit-on supposer qu’il est de forme contractuelle, ce qui nous ramène directement à la pensée du contrat social…comment dépasse-t-on le souci de soi, seul programme concevable de l’individualisme, comment sauvegarder à travers une inter-subjectivité, non encore définie,  la transcendance des valeurs ( p. 70), comment même situer cette transcendance par rapport à des sujets vus comme immanents, comment enfin accorder les subjectivités individuelles sur une sphère d’objectivité qui pour le moins prétend à l’universalité  (p. 70) ? Ces questions reposent en fait sur l’affirmation de trois absolus axiologiques : la vérité, le bien, le beau, que Alain Renaut prend directement de la philosophie classique, notamment kantienne, et qu’il pose séparément du sujet. On voit alors la limite d’une telle approche : elle ne prend en compte aucun devenir, aucun mouvement du sujet, elle ne trouve pas de critère pour une inter-subjectivité, qui ne peut vraisemblablement se constituer en dehors d’une mise en relation qui reste à décrire. On en reste donc à une conception de l’écart, de la juxtaposition, et de la convention que les sujets passeraient entre eux pour admettre par exemple tel critère du beau…

Il y avait pourtant dans les propositions de Foucault une base de travail qui a été reprise par d’autres : si le sujet absolu empêche de sortir des apories de la discontinuité, de l’hétérogénéité et de l’individualisme, l’idée de la relation en revanche, l’idée de la dépendance, ouvre un champ d’investigation intéressant. Au premier chef, la dépendance du sujet au langage, qu’on va maintenant observer.

Notes
146.

Alain Renaut, « Les subjectivités : pour une histoire du concept de sujet », in Penser le sujet aujourd’hui, sous le direction de E. Guibert-Sledziewski et J.L. Vieillard-Baron, Colloque de Cerisy, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 68

147.

Michel Foucault, op. cité, p. 818

148.

Ibid., p. 820

149.

Alain Renaut, article cité, p. 69