B. Je, tu, il : la définition de la personne.

Pour reprendre un terme employé par Henri Meschonnic jusque dans les titres de ses livres théoriques, ce champ d’investigation est anthropologique : on peut aller chercher une certaine connaissance de la culture, c’est à dire de la subjectivité et des pratiques humaines, dans les textes littéraires, mais à la condition expresse de concevoir que c’est le texte et sa lecture qui offrent ce contenu anthropologique, non un contexte ou un hors-texte à connaître avant tout. Cette remarque associe littérature française et littérature francophone dans une même détermination.

Dans l’approche du fait littéraire et de la subjectivité, il est très utile de se pencher sur les travaux de Benvéniste à propos de ce qui se joue dans un énoncé, même si une partie des conclusions de ce dernier ont été modulées et remises en cause par la suite. Non que Benvéniste soit le seul linguiste à avoir étudié l’énonciation (et notamment la présence du sujet dans le discours). Comme le rappelle Francis Jacques, cette question traverse la linguistique du 20ième siècle en général :

‘A vrai dire, si on doit le mot à Benvéniste, on ne lui doit pas le concept d’énonciation. Du reste, peut-on parler de concept ? Le mot énonciation conjoint aujourd’hui des idées hétérogènes : celle de présupposition au sens hjelmslevien (l’énoncé présuppose l’énonciation), celle d’embrayage au sens jakobsonnien (l’énoncé est shifted in or out par rapport au sujet du dire), celle de parcours génératif vers la surface à partir d’un mode d’existence primitif qu’on doit, bien avant Benvéniste, à Z.S. Harris et même à L. Bloomfield. En tout cas l’énonciation demeure un concept problématique […] et si l’énoncé  n’était pas embrayé sur le seul locuteur, ni même sur les interlocuteurs, mais sur la relation interlocutive… ? 5 9

On verra un peu plus loin en quoi l’énonciation telle qu’elle est définie par Benvéniste reste problématique par rapport à la perspective qu’elle ouvre sur la notion de sujet. Mais en tant que point de départ de la réflexion sur le texte, on va momentanément la reprendre. Ce que Benvéniste a étudié au titre de l’énonciation, ce sont les pronoms, qu’il envisage dans le système du verbe, en tant que le verbe est décliné suivant la modalité de la personne. Il étudie à part les pronoms « je » et « tu », dont il fait une classe de référence, par opposition au « il », qu’il appelle « non-personne », au vu d’une comparaison avec d’autres langues, notamment l’arabe, qui nomme la 3ième personne al-yā ‘ibu, « celui qui est absent » 6 0 . La particularité des pronoms de 1ièreet 2ième personne tient à ce qu’il s’agit d’une classe de mots sans « objet » définissable (contrairement à tous les autres mots) :

‘Chaque « je » a sa référence propre, et correspond chaque fois à être unique posé comme tel.
Quelle est donc la réalité à laquelle se réfère « je », ou « tu » ? Uniquement une réalité de « discours », qui est chose très singulière. « Je » ne peut être défini qu’en termes de « locution », non en termes d’objets, comme l’est un signe nominal. « Je » signifie « la personne qui énonce la présente instance de discours contenant « je ». […] Il faut donc souligner ce point : « je » ne peut être identifié que par l’instance de discours qui le contient et par là seulement. 6 1

Cette mise en relation du sujet avec l’énoncé, l’instance de discours, est fondamentale pour l’approche littéraire : elle fonde le sujet dans le discours même, elle empêche de le penser extérieur à l’énoncé comme le suggère l’ego cartésien qui situe le sujet dans l’existence de la raison, ou la conscience phénoménologique, qui est dans le ressenti de soi et autrui. On comprend dès lors que cette définition du pronom « je » ne soit pas uniquement linguistique, mais qu’elle intéresse de très près et la philosophie du langage, et la théorie littéraire.

Ce postulat entraîne une série d’implications quant à la relation de sujets (l’intersubjectivité), et la compréhension de la notion de personne, à distinguer de l’individu. Tout d’abord Benvéniste a montré le parallèle entre « je » et « tu » dans la situation d’ « allocution ». Les deux personnes se renvoient l’une à l’autre dans la mesure où elles sont la condition de manifestation du sujet dans la prise de parole :

‘Si chaque locuteur, pour exprimer le sentiment qu’il a de sa subjectivité irréductible, disposait d’un « indicatif » distinct […], il y aurait pratiquement autant de langues que d’individus et la communication deviendrait strictement impossible. A ce danger le langage pare en instituant un signe unique, mais mobile, « je », qui peut-être assumé par chaque locuteur, à condition qu’il ne renvoie chaque fois qu’à l’instance de son propre discours. Ce signe [je/tu – « tu » en tant qu’il est la position de « je », quand un « tu » s’adresse à moi…] est donc lié à l’exercice du langage et déclare le locuteur comme tel. 6 2

On voit qu’ici le sujet ne devrait en aucun cas être préexistant au moment même de l’énonciation qui conduit à l’émergence du « je ». C’est pourquoi Benvéniste envisage le discours comme une structure de dialogue qui suppose la co-présence de « je » et  « tu », liés l’un à l’autre. Pourtant dans le formulation ci-dessus subsiste une ambiguïté : le  sentiment […] de sa subjectivité irréductible, continue d’évoquer un moi conscient de lui-même avant la prise de parole. Où ce sentiment prend-il sa source ? Préexiste-t-il au langage et est-il propriétaire de sa parole ? Quelles sont les propriétés d’un tel sujet ?

Francis Jacques a soulevé ce problème en attirant l’attention justement sur la structure du dialogue. On se souvient que l’énonciation à la première personne entraîne la présence d’embrayeurs dans l’énoncé, c’est à dire de termes déictiques qui permettent une mise en commun du sens pour le locuteur et l’allocutaire, ce qui suppose un accord entre ces derniers sur le « ceci », l’ « ici » et le « maintenant » du discours. Or l’accord suppose que la parole énoncée ne soit pas exclusivement dépendante du locuteur, qu’elle soit convertible pour l’allocutaire :

‘À la différence par exemple des évaluatifs ou des modalisateurs, qui révèlent de manière différentielle certaines particularités de la compétence culturelle ou idéologique de celui qui a pris la parole, l’emploi des déictiques repose sur un consensus dans une situation interlocutive donnée. Loin que chacun ne puisse parler que dans son propre présent, les partenaires sont pragmatiquement contraints de se rencontrer dans la temporalité qui leur est commune. Il s’agit d’une temporalité pluri-personnelle où nous sommes quelque peu conjoints dans le même acte de parole. Mon aujourd’hui ne se convertit en ton aujourd’hui que si tu peux l’identifier à ta temporalité propre en devenant à ton tour locuteur. 6 3

La conséquence de cet accord est que l’énoncé ne peut pas être strictement autonome, ou que le locuteur n’est pas propriétaire de sa parole, puisqu’il faut que lui préexistent les conditions d’un rapport interlocutif. Or Francis Jacques situe ces conditions dans le lien de nécessité entre « je », « tu » et « il » qu’il ajoute au couple pour fonder la notion d’intersubjectivité, alors que Benvéniste excluait comme non-personne la 3ième personne :

‘La première chose à comprendre c’est que l’homme n’est pas placé parmi les autres étants comme une pomme parmi les autres pommes du panier : il est relié allocutivement et délocutivement à eux. Je dois être capable d’accueillir l’adresse ou l’interpellation d’autrui qui me dit « tu », sous peine de ne pas être « je ». Si je suis celui auquel on se réfère en seconde personne, ce « tu » alors c’est moi. Qui pourrait le contester ? Pendant le même temps, je dois être capable de me reconnaître comme l’objet d’un discours qui me concerne à la troisième personne ; ce « il » alors c’est moi. Entre les trois instances – je, tu, il – le lien est indissoluble. Le résultat est une unité structurelle d’une énorme complexité logique : la personne. 6 4

Pour résumer la direction d’une telle approche du langage, il convient de montrer que celui-ci est vu dans sa nature relationnelle, communicationnelle. A travers le réseau d’échanges que suppose l’existence du langage, il ne saurait plus être question de sujets égotistes, de consciences de soi orientées par le sentiment du Même, ni même d’auteur maître de sa parole. Le statut de la personne, dépendant d’une triple position-relation dans l’énonciation, comme je, comme tu et comme il, nous montre que la subjectivité de cette personne dépend entièrement de ce qui se joue dans l’énoncé, oral ou écrit. On pourrait dire, dans une formule empruntée à Meschonnic, et qui n’est paradoxale qu’en fonction des présupposés qu’on se donne, que le discours précède le langage : c’est à dire qu’il faut qu’il y ait déjà le lien de « je » à « tu » et « il », pour que le langage puisse se déployer. Francis Jacques rassemble tous ces éléments en disant :

‘A parte subjecti, la langue à l’état naissant manifeste l’être relationnel de l’homme comme personne parlante. 6 5

Dans la mesure où c’est la communication qui opère la réalisation de cet être relationnel, il faut alors convenir que l’identité du sujet n’est pas acquise définitivement : elle se construit sans cesse dans la mise en relation avec autrui, par la parole. Paradoxalement, ce qui s’oppose ainsi à l’identification c’est la conception arrêtée, finie de l’individu. De ce côté-ci, le temps est arrêté, l’ego est une limite et un refus de transformation par le langage. Du côté de la communication au contraire, il y a l’accueil du mouvant, la nécessité de la métamorphose : on pourra parler de subjectivité seulement à travers ce mouvement qui met en relation des personnes et des énoncés, ou des textes – dans la mesure où ce sont ces textes, ces énoncés, cette communication qui fondent l’existence même des sujets :

‘L’identité, voire l’unité, est ici le résultat d’un processus ; effective et instable construction d’un invariant relatif sous contrainte formelle. L’identification, chose étonnante, s’opère par la forme. La personne est la concrétion d’un processus d’identification continuée. Lequel est précaire : on peut justement appeler individu ce qui en interdit l’achèvement, le compromet ou du moins ne cesse de le différer dans le temps. La personne est un faciendum. A la limite, elle serait entièrement œuvre. 6 6

D’une autre manière, le fait que la personne, sa subjectivité, soient un processus renouvelé de transformation langagière, liées à unehistoricité, a aussi été mis en évidence à propos du discours en histoire, ce qui intéresse particulièrement l’approche que nous voulons proposer du Fou d’Elsa, de La prise de Gibraltar, et de L’amour, la fantasia . Lors du même colloque de Cerisy qui cherchait à penser le sujet, et que nous avions cité parce qu’Alain Renaut y tentait une défense de l’individu hors individualisme, un article proposait une toute autre démarche. Élisabeth Guibert-Sledziewski, cherchant à « Penser le sujet de l’histoire », commence par faire le constat que la notion même de sujet en histoire est problématique, puisqu’elle implique le même et son contraire :

‘Impossible, en effet, de tracer une frontière simple entre un sujet actif et un sujet passif, entre un auteur de l’action historique et un patient qui la subit. Tous les degrés de l’activité, de la subjectivité, de la sujétion se mêlent. 6 7

Précisons que ce constat s’applique, à notre avis, aussi bien au sujet du texte littéraire : « je » étant à la fois l’énonciateur, mais aussi le référent de son dire, à la première personne ou à la deuxième ou la troisième dans la mesure où il se dissémine dans les personnages. Le problème est donc qu’il y aurait un brouillage du sujet, si on s’en tient à la conception classique du sujet autonome, dès lors qu’on tente de cerner son rôle dans l’histoire ou dans le récit par exemple. Mais Élisabeth Guibert-Sledziewski retourne le problème. Prenant acte de ce que le discours historique masque des sujets (dans tous les sens possibles) en imputant les faits ou les responsabilités à d’autres – avec un plus ou moins grand degré de mystification, à quoi se mesure l’idéologie en jeu – elle montre nettement que ce refoulement de l’autre lui donne sa place, par défaut :

‘L’acte de représentation auquel tout rapport de force social convoque le destinataire d’un discours, fonde celui-ci à se reconnaître comme sujet, même s’il lui est justement dit que le sujet, c’est un autre. […]. Le discours d’imputation, avec ses trompe-l’œil, ses fadaises, n’est pas le moment rhétorique opposable à la vérité initiale du sujet réel. Il est un moment du processus idéologique général de constitution des rapports de force : où les forces sociales, en se représentant leur position historique, s’impliquent comme sujets dans un rapport. […]. Mais nous ne naissons pas sujets. Nous le devenons en nous représentant le monde comme histoire. 6 8

Les termes employés ne sont pas tout à fait ceux du philosophe ou du critique littéraire. On aura remarqué l’absence de la notion d’auteur (auteur du discours d’histoire), à laquelle est substituée celle de force sociale et idéologique. Néanmoins, l’enjeu est le même : le sujet apparaît ici comme intermittent, dépendant d’un discours, et transformable d’un discours à l’autre. Il y est essentiellement historicisé. C’est à dire, pour éclairer ce néologisme que développent des chercheurs aussi divers que Alain Touraine et Henri Meschonnic, que le sujet est une position dans l’histoire, soit une variable de l’histoire proprement dite. Prenant pour exemple les discours révolutionnaires, l’article met notamment en évidence la nécessité du constat que quelque chose résiste à la permanence du sujet (qui pourtant aspire à se penser dans la permanence) – il fait prendre naissance l’historicité du sujet dans la découverte, presque le dévoilement de cet obstacle :

‘Ce qu’elles disent [les révolutions], c’est plutôt « nous sommes des sauvages », « nous sommes des esclaves », « nous sommes des animaux ». Et le paradoxe, ou le vertige, c’est que cela a exactement le même sens, à ce moment initial, que de dire « nous ne le sommes pas». Le sujet qui construit sa propre image doit y mettre et un déni et un idéal : il dit alors « je ne suis pas ce que je pourrais être », ou encore, « nous ne sommes rien, soyons tout ». 6 9

Ainsi l’émergence du sujet est-elle consubstantielle à l’émergence du discours historique, ou pour reprendre les termes de l’article cité :

‘Il ne se produit de l’histoire que par la médiation d’un sujet. […]. On se trouve bien ici en présence d’un discours performatif : ce qui est dit de l’historicité par le sujet qui se l’impute, ou qui se la laisse imputer, c’est aussi ce qu’il se permet de faire historiquement. Son discours est sa capacité. 7 0

Ces conclusions rejoignent la conception dialogique du sujet que la philosophie proposait, chez Francis Jacques. Elles aboutissent à déplacer le sujet vers ce qui se dit, vers ce qui s’écrit. C’est la raison pour laquelle il nous a semblé absolument nécessaire de mettre en œuvre un tel parcours théorique. À s’en tenir au seul sujet cartésien, ou à l’auteur, on risque de s’épuiser à chercher dans le texte la référence à une extériorité radicale, qui serait sa vie, ses sentiments, ses manières de voir, sans lien au lecteur. Il nous importe au contraire de saisir comment la lecture fait sens en entrant en résonance avec une subjectivité et une historicité qui ne peuvent être en dehors du texte. Nous essayons donc de transposer à la lecture-écriture du texte littéraire les conditions qui régissent la situation de communication déjà décrite, où n’est pas sujet l’auteur qui énonce, ou le lecteur en train de lire, mais bien la relation dans le temps entre l’auteur et son texte / le lecteur et le texte.

Notes
5.

9 Francis Jacques, Différence et Subjectivité, Aubier-Analyse et raison, Aubier-Montaigne, 1982, note 14, p. 378

6.

0 Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, « V L’homme dans la langue », « ch. 18 Structure des relations de personnes dans le verbe », Gallimard (1966), TEL-Gallimard, 2002, p. 229

6.

1 Idem, p.252

6.

2 Ibid., p. 254

6.

3 Francis Jacques, op. cité, p. 28

6.

4 Ibid. p. 51

6.

5 Francis Jacques, L’espace logique de l’interlocution. Dialogique II, PUF, Philosophie aujourd’hui, 1985, p. 39

6.

6 Idem, p. 47

6.

7 Elisabeth Guibert–Sledziewski, « Penser le sujet de l’histoire », in Penser le sujet aujourd’hui, sous la direction de E. Guibert-Sledziewski et J.L. Vieillard-Baron, Colloque de Cerisy, Méridiens Klinckseick, 1988, p. 211

6.

8 Idem, p. 216

6.

9 Ibid., p. 220

7.

0 Ibid., p. 222