C. Le texte comme récitatif

Il est temps, après ce parcours le long de l’existence du sujet, d’en venir à sa manifestation dans la spécificité du langage littéraire. Et pour poursuivre la réflexion à propos de ce que la lecture apporte au texte, il convient d’opérer une distinction entre deux manières d’être de ce dernier, qui co-existent quoiqu’elles ne se manifestent pas au même moment. Il s’agit de distinguer entre l’énoncé, ou le « dire », qui est de l’ordre de la conscience du locuteur, et le « faire », subjectivation du langage qui échappe à la conscience de l’auteur comme du lecteur, quoique sa présence se manifeste malgré tout. On doit attribuer cette distinction à Henri Meschonnic, dont les travaux sur le rythme et la littérarité n’ont pas encore à ce jour été vraiment exploités dans la littérature comparée.

Il faut dire qu’initialement, dans ses premiers écrits, Meschonnic reprenait à son compte le rejet du primat de l’auteur sur le texte, conformément au postulat sémiotique de l’auto-référentialité du texte littéraire. Il a modulé par la suite cette position pour justifier que les artistes, écrivains ou peintres par exemple, soient à même de produire eux-mêmes la critique et l’analyse de leur propre démarche. On a pu le voir dans l’Avant-Propos et dans l’introduction à l’Approche Théorique : nous reprenons à notre compte ce moyen d’entrer en matière, via les auteurs. Mais là s’arrête l’écoute des auteurs : elle ne peut se substituer à l’observation de ce qui, dans leur œuvre, échappe à l’énonciation consciente. Il faut chercher une autre entrée, dans la connaissance de ce qui fait agir un texte, et qui constitue sa subjectivité.

Une première observation est tirée par Henri Meschonnic du rapport du corps au langage. La plupart du temps, ce qu’il convient d’appeler la force du poème ou du texte en général est ramené à quelques règles, par exemple au discours performatif ou impératif. Ironisant sur cette réduction, Henri Meschonnic écrit :

‘La force ce n’est pas ce qu’une pragmatique établie pense, ce n’est pas l’illocutionnaire [ce qui renvoie à l’acte performatif], ni le perlocutionnaire [ce qui concerne les fins ultimes, voire cachées du message], ni le convultionnaire, pas plus que mon beau légionnaire. 7 1

La cible visée par l’ironie est ici la théorie du signe, en ce qu’elle ne s’intéresse précisément qu’au signe en lui-même, dans une pensée binaire qui oppose et juxtapose sans cesse signifiant/signifié, écrit/oral, langage poétique/langage ordinaire ou qui confond la force et le sens du message. Henri Meschonnic propose au contraire de montrer comment le signe s’incorpore, ou comment le langage littéraire met le maximum d’affect dans le discours et la pensée, l’affect étant justement la présence du corps. Pour justifier cette présence, il rejette l’opposition classique de l’écrit et de l’oral et il propose trois instances, toutes présentes potentiellement dans un énoncé :

L’oral est ici présenté comme ce qui réalise au mieux le littéraire, puisque le texte littéraire offre au maximum la rencontre du prosodique, du rythmique et du sémantique. Cette réalisation orale est étudiée également dans Critique du rythme, à travers le statut et la force de la voix. :

‘L’oralité n’est pas séparable de dire quelque chose et, dans une certaine mesure, de ce qui est dit. Il y a une oralité de masse et une oralité de chambre, ce qui se crie, ce qui se dit tout bas presque en dedans. Dire n’est pas intransitif. Ce qu’on dit est aussi dans le dire. 150 2

Cette voix ne se réduit pas à ce qui serait sonore dans le dire. Il ne s’agit pas purement de bruit, ni de musicalité. L’oral est une relation :

‘L’oralité est le rapport nécessaire, dans un discours, du primat rythmique et prosodique de son mode de signifier à ce que dit ce discours. L’oralité est collectivité et historicité. Avec ou sans l’épreuve du gueuloir à la Flaubert. L’oralité apparaît le mieux dans ces textes portés d’abord par une tradition orale avant d’être écrits : la Bible en hébreu, ou Homère, les textes africains, toute littérature « populaire ». 7 3

On voit qu’il y a là une piste à explorer particulièrement dans L’amour, la fantasia , au vu des recherches sur la voix que fait son auteur, ou du moins ce qu’elle pressent devoir au silence et au cri des femmes berbères. Mais de façon plus générale pour la littérature francophone, c’est peut-être là que se manifeste, à chaque fois dans une réalisation particulière, l’adaptation variable du français à une autre culture. À propos du texte donc, Henri Meschonnic évoque la déclamation, ou le récitatif : déclamer, c’est accompagner de la voix le sens même du texte. Il ne s’agit pas d’ajouter une expressivité redondante. Critique est faite, dans le chapitre d’où sont tirées les citations précédentes, de la diction outrancière de Jean-Louis Barrault, par exemple quand il enregistrait des poèmes d’Aragon. Loin de ce forçage de la voix, il s’agirait plutôt de reconnaître au texte sa valeur orale intrinsèque. Ici commence la caractéristique du texte littéraire énoncée à plusieurs reprises par Meschonnic :

‘Tout ce qu’on ne sait pas qu’on entend. 7 4

Cette formule rejoint et justifie ce qui a pu être exposé auparavant, à savoir que la subjectivité dans un texte ne découle pas de la parole intentionnelle d’un auteur, repérée ou captée par le lecteur ensuite. La subjectivité est justement dans cette oralité qu’on entend avant même de la savoir, et qui contient toutes les potentialités de signification du texte. Du même coup une analyse du texte va devoir à tout moment repérer et établir les liens du prosodique, du sémantique et du rythmique que l’oralité porte avec elle. Cette définition organise donc une méthode de lecture.

Il faut dire que cette méthode trouve son origine dans une remise en cause de la notion de rythme qu’Henri Meschonnic a empruntée à Benvéniste. Ce dernier s’est penché sur la notion et en a corrigé la définition erronée dans un article du Cours de Linguistique générale, « Lexique et culture », au chapitre XXVI, « La notion de rythme dans son expression linguistique ». Le constat est qu’on a faussement compris la notion de rythme comme flux ou écoulement régulier des flots, à l’époque moderne. Or la racine du mot, ρ̉ει̃ν, « couler », n’a rien à voir avec l’océan, qui de fait, ne coule ni ne s’écoule…Benvéniste remarque également que le mot rythme dans ses plus anciens usages ne se dit pas de l’eau qui coule, et ne signifie pas « mesure » au sens où on l’entend maintenant. Il établit que le rythme est un terme employé par les philosophes (et non par les poètes), principalement les philosophes pré-socratiques Démocrite et Leucippe, c’est à dire des atomistes qui envisageaient la nature comme le produit de relations aléatoires entres les corps atomiques :

‘Les citations suffisent amplement à établir : 1° que ρ̉υθμός ne signifie jamais « rythme » depuis l’origine jusqu’à la période attique ; 2° qu’il n’est jamais appliqué au mouvement régulier des flots ; 3° que le sens constant est « forme distinctive ; figure proportionnée ; disposition », dans les conditions d’emploi d’ailleurs les plus variées. 7 5

Ainsi, initialement, la notion de rythme était-elle liée à une doctrine philosophique, le matérialisme atomiste, qui voyait dans le monde la forme fluante des choses. C’est Héraclite également qui observait par exemple le changement dans la continuité, et qui déclinait dans ses aphorismes la continuité des métamorphoses de la nature, le statut variable et temporel de cette dernière : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve… » , formule chère à un écrivain qui traverse cette étude, Borgès… C’est Démocrite qui postule que la nature entière est produite par les atomes, tous identiques, dont l’arrangement différent provoque la différence des formes et des objets. La signification ultérieure de répétition régulière, celle de la métrique, a été construite lentement à partir de la réflexion platonicienne sur la danse :

‘Platon emploie encore ρ̉υθμός au sens de « forme distinctive, disposition, proportion ». Il innove en l’appliquant à la forme du mouvement que le corps humain accomplit dans la danse, et à la disposition des figures en lesquelles ce mouvement se résout. […] : cette « forme » est désormais déterminée par une « mesure » et assujettie à un ordre. 7 6

La prise de position de Meschonnic consiste à choisir dans l’historique proposé par Benvéniste la signification première du mot, plutôt que son adaptation ultérieure, dans la mesure où cette adaptation a spécialisé le terme dans la poésie versifiée. L’enjeu est justement de sortir de cette spécialisation, et de la coupure entre genres que la littérature occidentale a organisée, pour aller comprendre le poétique partout où il se trouve, dans toutes les formes littéraires. Pour Meschonnic la littérarité tout entière est rythmique, c’est à dire qu’elle se définit comme la mise en relation par le discours d’éléments de base qui sont le prosodique, le sémantique et le syntaxique. De surcroît et conformément à ce que laissait déjà entendre l’oralité dans le langage, ce rythme est constitué à chaque lecture et fait la subjectivité du discours 7 7  :

‘Le rythme du discours est une synthèse de tous les éléments du discours, y compris la situation, l’émetteur, le récepteur. Il est inclus l’extra linguistique et l’infralinguistique dans le linguistique. L’air y compte plus que les paroles. Il peut démentir, confirmer. Il peut laisser entendre autre chose que le dit. Cette banalité de l’expérience quotidienne, le paradoxe est précisément qu’elle n’est pas intégrée à la théorie du rythme [c’est à dire la théorie traditionnelle qui y voit le mètre poétique]. Ce qui est à faire, par la signifiance. 7 8

Il est à noter que la « signifiance » est à prendre ici comme une action ou une force, l’action de produire du sens. Le poème en prose dès le 19ième siècle aurait pu depuis longtemps déjà ouvrir cette étude et le travail que lui consacré Suzanne Bernard va dans ce sens 7 9. Mais encore à l’heure actuelle les dictionnaires et les traités de versification, comme le souligne Meschonnic, entretiennent cette distinction entre prose et vers par le « rythme », qui empêche de penser ce dernier autrement que comme une régularité ou une répétition (du même…). Pourtant cette théorie du rythme par laquelle il est question de saisir la signifiance, ou la force du texte, est porteuse de grandes potentialités pour la littérature comparée. Grâce à elle notamment il devient réalisable de lire la poésie dans la prose, de ne pas renvoyer dos à dos l’oral et l’écrit, de saisir le prosodique dans le roman… Et surtout, un accès à la subjectivité du texte, qui est aussi son mode d’agir, se trouve ouvert. Le problème n’est plus de chercher désespérément où se niche la subjectivité de l’auteur, ni comment réagit la subjectivité du lecteur. C’est le discours qui les fait advenir, selon des modalités qui se renouvellent, parce qu’il est le siège même de la relation au sens. Si l’on en croit cet éclairage essentiel sur la relation active, constitutive du sens, et sur son aspect fluant, qui ouvre les possibilités de lecture, on voit que la théorie du rythme revue et corrigée par Henri Meschonnic permet enfin d’envisager l’intertextualité sous un autre jour .

Notes
7.

1 H. Meschonnic, « La force dans le langage », La force du langage. Rythme, Discours, Traductions / Autour de l’œuvre de Henri Meschonnic, Sous la direction de J.L. Chiss et G. Dessons, Champion, Paris, 2000, p. 5

150.

72 Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Verdier, 1982, p. 280

7.

3 Id., p. 280

7.

4 titre d’un article de Meschonnic, in A haute voix, Diction et prononciation aux XVI ème et XVII ème s., sous la direction de Olivia Rosenthal, Klincksieck, 1998

7.

5 Benvéniste, op. cité, p. 332

7.

6 Idem, p. 334

7.

La réflexion se trouve aussi en partie chez les formalistes russes que Meschonnic a lus : André Bely, Ossip Brik, beau-frère d’Aragon…, ou Tomachevski.

7.

8 Meschonnic, op. cité, p. 223

7.

9 Suzanne Bernard, Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Nizet, 1959