Chapitre II : le texte comme parole ou le « débordement de la forme »

En guise d’introduction : Digression par la peinture

Le Prologue du Fou d’Elsa propose (classiquement ?) une analogie picturale – tapis de jacinthes du Généralife 151 en guise d’azulejos – qu’on pourrait se contenter de prendre comme une illustration ou, au plus près de l’insertion de l’image dans le texte, une enluminure. Rapidement alors se trouverait la justification d’une comparaison avec La prise de Gibraltar : son développement de la description de la miniature de Wasity – ou avec L’amour, la fantasia : son rappel de la peinture et de la narration d’Eugène Fromentin (sans parler des références aux gravures de circonstance qui accompagnaient le compte-rendu journalistique de la guerre coloniale au 19ème siècle, ou le rapport sous-jacent à Delacroix, présent aussi chez Boudjedra)…La troisième partie de ce travail reviendra sur le détail de ces « emprunts » à la peinture. Mais d’ores et déjà la présence de telles références dans le cours des œuvres, et le développement qu’elles y connaissent, offrent un point d’ancrage à la réflexion qu’il ne faut pas négliger. Le « détour » pictural vaut par le fait qu’il peut donner prise sur l’acte d’écrire au 20ième siècle. Pour approcher cette problématique dans son historicité, il nous semble nécessaire de soulever au préalable la question de la parenté, ou de la familiarité du pictural et du littéraire que les trois œuvres donnent l’impression d’admettre, ce qui pourtant ne va pas de soi.

Il y a une confusion ancienne, instituée par la notion rhétorique d’ « image », ou par la métaphorisation de l’acte descriptif que suppose le verbe « dépeindre » par exemple. Dans cette conception datée, que la littérature réaliste reprend à son compte, la figuration est le projet central de l’écrivain comme du peintre, à tel point que décrire un tableau, un dessin ou « faire » un tableau de la réalité, c’est tout un. Or ce choix de ne « voir » que de la figuration dans l’œuvre peinte ou écrite revient la plupart du temps à occulter le travail spécifique du peintre ou de l’écrivain, nécessairement déterminé par son matériau propre. C’est prendre le prétexte de l’image ou de l’illustration, pour passer à côté de la subjectivité en mouvement dans la matière de l’œuvre. On peut dire les choses autrement : tout comme l’approche intertextuelle, lorsqu’elle se définit comme mémoire de la littérature, court le risque de cantonner l’œuvre à n’être qu’un répertoire de formes et d’idées préétablies, une lecture centrée sur les images et les références picturales nous ferait passer à côté de l’écriture elle-même, dans sa dimension historique. Car elle atomise le texte, où elle ne saisit plus que du discontinu, une parataxe évaluée de manière quasi quantitative ( tant d’occurrences, répétées tant de fois…) où le sens même devient hasardeux 152 . Et surtout elle lâche l’inédit pour la redite, autant dire la proie pour l’ombre.

Cependant des exemples très probants d’une autre lecture existent, notamment dans les commentaires critiques donnés par les écrivains eux-mêmes. Ainsi de ce propos tiré de Nadja et que Meschonnic cite dans son travail sur le peintre Soulages :

‘C’est la parabole d’André Breton, quand il écrit dans Nadja : « Je ne porte pas de culte à Flaubert et cependant, si l’on m’ assure que de son propre aveu il n’a voulu avec Salammbô que « donner l’impression de la couleur jaune », avec Madame Bovary que « faire quelque chose qui fût de la couleur de ces moisissures des coins où il y a des cloportes » et que tout le reste lui était bien égal, ces préoccupations somme toute extralittéraires me disposent en sa faveur ». [André Breton, Nadja, Gallimard, 1963, p. 12] Cette sortie, ou tentative de sortie du langage hors de ses limites, et de ses pouvoirs, rend peut-être à la fois compte des désirs du langage, quand il fait œuvre, qui sont autres que de décrire, ou parler de, et des comparaisons qui font comme si le langage – seulement dans la littérature et la poésie – la peinture, la musique échangeaient ou se communiquaient ce que chacune seule peut faire spécifiquement 153 .’

On notera en effet dans ce commentaire le rejet d’une équivalence ( écriture – peinture – musique, ce que chacune peut seule faire spécifiquement ) qui passe par une autre distinction : l’écriture qui fait œuvre ne se réduit pas à décrire ou à parler de…Et on le comprend bien puisque décrire ou parler de…reviendrait à ne définir l’œuvre que par ce qui lui préexiste : c’est le même principe qui conduit à ne voir que la figuration dans l’œuvre et l’illustration dans l’image. A l’opposé de cette réduction la citation d’André Breton incite à tenter de saisir la puissance créatrice du texte : nulle part n’est répertorié quelque chose qui fût de la couleur de ces moisissures des coins où il y a des cloportes, il ne reste qu’à découvrir comment le texte l’invente (ce qui n’est pas simple…). Dans le même ordre d’idées, on peut suivre la lecture que Beida Chikhi propose de L’Amour la Fantasia : elle y trouve quelque chose qui fût de la résonance et de la fureur sonore et passionnelle de la fantasia, sans qu’on puisse simplifier le récit au point de le résumer à un décalque musical (au-delà de ce que laissent supposer les titres des chapitres de ce roman 154 ) de ce qu’est la fantasia 155 . Qui d’ailleurs peut dire définitivement ce qu’est la fantasia ?

Ces quelques exemples sont propres à mettre en question une approche de la littérature typique du monde occidental – et centrale dans la littérature comparée – qui est celle de l’analogie. Michel Foucault a proposé un historique de ce mode de pensée dans Les mots et les choses 156 et il a montré sa fonction fondatrice aux 17ème et 18ème siècles. Il semble que cette pensée de l’analogie gouverne encore bien souvent les lectures intertextuelles – comme on le verra dans la suite du chapitre – et que ces dernières finalement aboutissent malgré tout à repérer et répertorier les « influences » agissant sur l’auteur, où l’on reconnaît une antienne de la critique début de siècle 157 . Ce n’est pas que nous refusions strictement de chercher quelles lectures l’écrivain a pu faire, et comment il les glose ou les exploite, on a pu le constater dans l’étude préliminaire du Prologue du Fou d’Elsa ; mais l’enjeu pour la critique est de se mettre à l’écart d’un raisonnement analogique, centré sur la figuration dans l’œuvre, afin de mettre en évidence non ce que le texte répète, mais en quoi il innove.

C’est pourquoi un détour par la peinture, spécialement la peinture abstraite, offre quelques opportunités de traiter la question intertextuelle à l’abri des évidences de la figuration. A commencer par ce qu’en dit Soulages, que nous avons déjà cité à plusieurs reprises, parce que sa réflexion ancrée dans la pratique renvoie à ce qui dans l’œuvre est action :

‘Il n’est pas nécessaire de passer par le détour de la figuration de l’objet. Les matières, la couleur, les rythmes, etc. qui constituent une peinture non figurative ont des qualités physionomiques, une saveur, un pouvoir 158 d’émotion, un caractère que la sensibilité, et l’imagination du spectateur interprètent, avec lesquelles elles dialoguent.
[…]
Le monde – un de ses aspects fragmentaires [son apparence, figurée] – a disparu de la toile. Le monde n’est plus alors regardé, mais vécu, ressenti, il est passé dans l’expérience que le peintre comme le spectateur en ont. 159

Tout une partie de la peinture de Soulages est monochrome, noire, et travaille sur les superpositions et les transparences. Ce qui s’y joue, dans les rapports entre la toile et les aplats ou les grandes traces, larges, de peinture noire striée par la brosse, ce sont des visions possibles de la lumière. Ainsi l’absence de figuration (et non son refus, comme tient à le faire remarquer le peintre lui-même) conduit, pousse à voir, sans le détour secondaire par des apparences, directement des relations, du rythme, de la matière lumineuse. Il s’agit bien d’une expérience du réel qui se donne à voir. Simplement ce réel-là n’est pas circonscrit à la seule représentation, réductrice, des objets ou des êtres. Il ne faudrait d’ailleurs pas en déduire que la peinture figurative n’est pas vraiment de la peinture : dans la mesure où l’aspect figuratif peut-être considéré comme secondaire, cette peinture peut se voir suivant les mêmes critères que la peinture abstraite, comme expérience sensorielle de la couleur, de la lumière et de la matière picturale. Ajoutons un paramètre fondamental : l’expérience elle-même est en train d’advenir au moment où le peintre peint ; et le spectateur la vit, avec des modalités différentes quand il regarde le tableau. S’il y a donc une mémoire qui intervient dans la fabrique du tableau ou dans l’acte de voir, on ne peut toutefois réduire l’œuvre à la seule représentation de cette mémoire. C’est peut-être dans l’inédit ou dans le jusque là indicible, c’est à dire dans la survenue en continu d’un être au présent qu’il faudra chercher celle-ci.

Un autre exemple de l’expérience qui se joue dans la peinture est donné par le peintre Nicolas de Staël, qui s’est plusieurs fois exprimé sur son angoisse de ne pas savoir comment « tenir » le tableau :

‘[…] je cherche toujours à faire plus ou moins une action décisive de mes possibilités de peintre et lorsque je me rue sur une grande toile de format, lorsqu’elle devient bonne, je sens toujours atrocement une trop grande part de hasard, comme un vertige, une chance dans la force qui garde malgré tout un visage de chance, son côté virtuosité à rebours, et cela me met toujours dans des états lamentables de découragement. Je n’arrive pas à tenir, et même les toiles de trois mètres que j’entame et sur lesquelles je mets quelques touches par jour en y réfléchissant finissent toujours au vertige. Je ne maîtrise pas dans le sens vrai du mot, s’il a un sens, et je voudrais passer ce cap-là… 160

On aura remarqué la part de hasard incriminée dans cette lettre, qui définit la limite où s’arrête l’intentionnalité du peintre, et où commence la véritable expérience de la création, cette plongée dans l’inédit, angoissante ; on peut aussi souligner à quel point l’énergie de l’artiste ( je me rue sur une grande toile…) trouve en réponse une force, une action de la toile, dont il hésite à dire si elle est positive ou négative : une chance dans la force qui garde malgré tout un visage de chance…

Il est intéressant de noter que Nicolas de Staël est passé d’une peinture abstraite à des formes de figuration (en soulevant d’ailleurs des polémiques sur sa « trahison », émanant de ceux qu’il appelait «le gang de l’abstraction avant»…). Pourtant on ne peut pas dire qu’il ait abandonné un seul instant le fil directeur de sa création, où se jouait le débordement des formes par la couleur et la matière. Comme le faisait remarquer Jean–Pierre Jouffroy, c’est une peinture qui «attaque» par le centre, pas par le contour :

‘…la forme n’a de contour que comme conséquence de son existence et le dessin est terminé avant que ceux-ci n’apparaissent. Le trait pose sur la feuille la tension interne d’une forme et jamais son enveloppe. Une multiplicité de traits (ou de points) met en rapport les tensions mais ne réduit jamais les formes à leurs bords externes. 161

Dans l’idée d’une enveloppe formelle, ou d’un contour déterminé à l’avance, on peut comprendre ce qu’est la figuration : un a priori dépendant des intentions de l’artiste. Mais si au contraire la forme est résultante de la mise en rapport possible (non finie) des traits, des points, si elle est fonction des tensions qui émanent de la peinture, alors elle échappe à la problématique de la figuration et se définit comme une expérience ou une découverte du réel, recommencée à chaque spectateur, le peintre compris. Il suffit en effet de regarder une toile de Nicolas de Staël pour observer par exemple que les carrés et les trapèzes, qui proviennent de superpositions épaisses de peinture, sont griffés, rayés, se chevauchent par strates de pigments, mis les uns sur les autres et se voyant les uns à travers les autres, de telle sorte qu’ils fusionnent partiellement à leurs marges : d’où l’expérience sensorielle, quand on les regarde, de tensions et de rythme, mais la relative impossibilité d’y saisir des formes délimitées. Même les tableaux figuratifs du peintre présentent des halos où irradie la forme, impossible à circonscrire. Dans une lettre adressée à Roger van Gindertael qui avait publié un article sur lui, Nicolas de Staël a écrit :

‘Rien à faire, c’est à dire, tu as raison en ce sens que l’informe et la forme cela vautautant, mais quelque chose de formel en soi n’existe que par rapport à tout le tableau, la vie, l’espace perceptible, l’informe en soi de même… 162

On retrouve là de manière assez évidente, dans la restriction introduisant le complément circonstanciel par rapport à tout le tableau,la définition du rythme travaillée par Henri Meschonnic, peut-être plus familière aux analystes de l’art pictural qu’à ceux de l’art poétique 163 . On y décèle aussi ce que suppose le rythme comme relation : la toile est un univers en expansion, le rythme est un mouvement qui élargit et qui approfondit le sens de l’œuvre. Cette intuition est présente chez Boudjedra lorsqu’il est spectateur de création picturale. On ne sera pas étonné de trouver de sa main un court livre 164 donnant des commentaires sur la peinture et son rapport à « l’Orient », tout à fait dans le prolongement du travail qu’effectue La Prise de Gibraltar sur la miniature de Wâsity. Contemplant notamment les fonds rouges de Matisse, qui lui rappellent les tapis orientaux, il observe comment progressivement ces arabesques sur leur fond pourpre se développent dans un espace en expansion, à l’intérieur même de l’œuvre du peintre, de telle sorte que le fond proprement dit finira par devenir la toile tout entière, par exemple lorsque Matisse passera à la réalisation de ses papiers collés. D’une manière plus caractéristique encore on retrouve cette préoccupation dans le commentaire qu’il fait de l’œuvre du peintre et graveur Abdallah Benanteur :

‘Cet homme est absent au monde et vit son travail de graveur comme une ascèse et un ascétisme. Enfoui en lui-même. Fasciné par son monde intérieur. Comme sidéré, stupéfait. Comme immobile dans sa propre démarche géographique ; illimitée; comme – aussi – si son être gravé définitivement dans une sorte d’intériorité laineuse 165 , cotonneuse. Ouatée. […]
En dessinant ses gravures (…) Benanteur exhibe une écriture incantatoire, constamment traversée par la buée de l’indicible et de l’impalpable. […] 166

Même si ce commentaire pointe essentiellement l’expérience de vie de l’artiste, vue comme une mystique où temps et espace se confondent, il fait aussi appréhender l’œuvre proprement dite en tant que mouvement jamais achevé : démarche géographique ; illimitée. On ne sera peut-être pas surpris d’observer alors l’assimilation à plusieurs niveaux que le commentaire opère entre l’œuvre de Benanteur et celle de Rachid Boudjedra lui-même : d’une part parce que son style syncopé et l’inachèvement des comparatives opère justement un rapprochement, par le discours, avec l’œuvre du graveur, d’autre part parce qu’il y réinvestit un syntagme imagé déjà formulé à peu de choses près dans le roman La Macération, à la première personne de surcroît :

‘A vrai dire ma vocation m’épuise. Je la porte depuis l’enfance. J’aspire à une rotondité laineuse*. Mais auparavant que d’efforts pour franchir le vide qui enroule frileusement mes mots ! Je l’ai déjà écrit quelque part. 167

La pratique de l’auto-citation devient ici un discours interprétatif, qui englobe dans la même poétique le travail de gravure, de peinture et d’écriture, pour situer l’art de ces œuvres différentes dans une même tentative historique de dire une expérience du monde par débordement des formes et en creusant le langage, conception qui justifie les rapprochements opérés dans cette étude.

Notes
151.

Aragon, Le Fou d’Elsa, p. 19

152.

Cf : Ruelle David, Hasard et Chaos, Paris, Poches-Odile Jacob, 1990-2000, notamment tout le chapitre « Information », et les pp. 175,176,177,178 : pour une réflexion sur la notion de hasard et ce qu’en font les scientifiques, qui n’est pas ce qu’en font les « littéraires ».

153.

Henri Meschonnic, Le rythme et la lumière, Avec Pierre Soulages, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 31

154.

Par exemple : « Premier mouvement », « Deuxième mouvement », « Troisième mouvement »,…« Voix »,…« Clameur », « Murmures », « Chuchotement », « Tzarl’rit (final) »…

155.

Transcription d’un séminaire tenu à l’UER de Francophonie de Paris IV-Sorbonne en octobre ou novembre 2000

156.

Michel Foucault, Les mots et les choses, NRF-Gallimard,

157.

Alors que paradoxalement ce soit pour rompre avec cette approche des « influences » que Julia Kristéva ait lancé en France la notion d’intertextualité en s’appuyant sur les travaux de Bakhtine.

158.

C’est nous qui soulignons.

159.

Georges Charbonnier, Le monologue du peintre, Paris, Juillard, 1959, tome 1, pp.155-156, cité par Meschonnic, idem

160.

Nicolas de Staël, Lettres, présentées par Pierre Daix, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1998, p. 120

161.

Jean-Pierre Jouffroy, La mesure de Nicolas de Staël, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1981, p. 197

162.

Cité par Françoise de Staël, Nicolas de Staël, Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1997, p. 895

163.

Un écho notable de cette conception se trouve dans un propos de Georges Braque, critiquant les « mauvais » spectateurs de ses toiles :  « Ces gens-là ont l’air d’ignorer totalement que ce qui est entre la pomme et l’assiette se peint aussi. » (tiré d’un entretien entre le peintre et Georges Charbonnier, L’Express, 2 juillet 1959 – cité par Gérard Dessons, « Une poétique de l’art comme critique d’une esthétique de l’art », Littérature et Sciences Humaines, Centre de recherche Lettres/Histoire, Université de Cergy-Pontoise, janvier 2001, p. 167

164.

Rachid Boudjedra, Peindre l’Orient, Zulma, 1996

165.

C’est nous qui soulignons

166.

Rachid Boudjedra, « L’Exil et le royaume » in Abdallah Benanteur. Gravures, ENAG/Editions, 1989, p. 21

167.

Rachid Boudjedra, la Macération, roman traduit de l’arabe par Antoine Moussali en collaboration avec l’auteur, Paris, Denoël, 1984