A. A propos de l’œuvre ouverte.

Le premier chapitre de cette étude s’appuyait sur une position définie par la critique structuraliste : celle qui affirme l’immanence de l’œuvre et le refus du recours à la référence (au contexte socio-historique ou à l’instance auctoriale) pour lire le texte. Dans la mesure où il s’agissait de faire justice à l’œuvre en repoussant la prise à témoin du texte comme document sociologique, historique ou ethnologique, cette conception reste valide. Mais elle rencontre une limite : elle ne permet pas de saisir ce qui se passe lors de la lecture ni de ce qu’il en est de l’appropriation du discours de l’œuvre par un lecteur. C’est pourquoi d’ailleurs un des développements ultérieurs de la critique a été de travailler la réception des textes et d’introduire la dimension du lecteur ( on pense ici notamment aux travaux de Jauss). Cependant l’introduction du lecteur – et donc du critique – a conduit à penser l’œuvre comme inachevée, ouverte. Ce phénomène est étudié depuis longtemps déjà. Il occupe notamment la réflexion d’Umberto Eco depuis les années soixante ; on le trouve dans L’œuvre ouverte (1965 pour la traduction française au Seuil, mais la préface stipule que le livre est né d’une communication présentée en 1958 au XIIe Congrès international de Philosophie). Sur des conceptions similaires on trouve aussi la réflexion de Michel Butor dans Répertoire III (1968, aux éditions de Minuit). Une intéressante mise au point sur l’inachèvement dans le travail critique de ce dernier a été publiée par Marc Escola sur le site en ligne de Fabula. Tout en admettant ce principe d’ouverture des œuvres, lié à l’infini de la tâche de l’artiste que symbolise la nouvelle de Balzac Le chef-d’œuvre inachevé, Marc Escolapropose d’affirmer « une solidarité entre le geste toujours inachevé de l’artiste et la tâche du critique littéraire » 168 . Il critique chez Michel Butor la restriction de ce principe aux seules oeuvres du passé, pour le généraliser au contraire à l’ensemble de la production littéraire, ce qui lui permet d’écorner si possible définitivement et l’autorité de l’auteur et l’autorité du texte en tant que références closes et immanentes :

‘L’expérience est donc aussi, on le conçoit aisément, celle d’une solidarité entre le geste toujours inachevé de l’artiste et la tâche du critique littéraire 169 . […]
Prendre au sérieux cette solidarité, c’est cependant considérer que l’œuvre n’est jamais qu’un fragment d’un ensemble plus vaste qui enveloppe son texte et tout ce que ce texte a pu susciter de commentaires, gloses, ou simples impressions de lecture. C’est là le geste le plus radical du théoricien, qui déplace ainsi les limites de l’œuvre – laquelle ne s’identifie plus à la lettre du texte dans sa clôture matérielle ( l’espace compris entre la première phrase et le point final) : l’œuvre n’est plus dans l’œuvre, mais dans tout ce qui « vient » d’elle ; tout texte n’est jamais qu’un « fragment d’une œuvre plus claire, plus riche, plus intéressante, formée de lui-même et de ce qu’on en aura dit. » 170

Au fond cette intertextualité généralisée revient à une définition de la culture, du moins dans son être littéraire et artistique, en tant que constellation d’œuvres porteuses et créatrices de valeur, et de discours critiques commentant ces dernières. Ajoutons d’ailleurs que l’existence de l’acte critique ici et maintenant signe l’historicité de toute lecture et donc de la culture, puisque qu’il est le témoin de ce que l’œuvre dit encore quelque chose à celui qui la commente.

Le problème est qu’à ce stade on se retrouve dans une contradiction qui semble insoluble entre le postulat d’immanence précédemment développé et celui d’ouverture ou de non-immanence semble-t-il tout aussi valide, et qui a le mérite de nous rappeler à quel point en amont de l’échange avec le lecteur, le processus critique de la lecture de l’œuvre par l’écrivain est déjà engagé dans l’écriture elle-même.

Notes
168.

Marc Escola, « Existe-t-il des œuvres que l’on puisse dire inachevées ? », 23 mai 2003, http://www.fabula.org/atelier (de théorie littéraire)

169.

Oserons-nous dire que le foisonnement des œuvres critiques et leur effort d’invention terminologique nous semblent bien témoigner d’une telle réalité chez Genette ?

170.

Idem