B. Ouverture et hétérogénéité.

Cette contradiction en entraîne une autre à sa suite. Alors que la notion d’œuvre suppose une unité et une homogénéité, le concept d’ouverture a été fondé au départ sur une pensée du fragment et de la rupture, c’est à dire sur l’idée d’une hétérogénéité. On peut à nouveau suivre la synthèse de Marc Escola pour mettre ce point en évidence. Rappelant que Michel Butor entre autres s’est intéressé de près à la littérature française des 16ème et 17ème siècles, dans ce qu’elle peut avoir de discontinu en apparence, il met l’accent sur la valorisation du fragment à laquelle ce courant critique a procédé :

‘Les Essais de Montaigne (auxquels le même Michel Butor a consacré un brillant Essai sur les Essais) et les Pensées de Pascal sont à l’évidence les modèles implicites de Michel Butor dans son effort de définition de l’œuvre ouverte « moderne ». Montaigne, parce qu’il fait oeuvre d’une pratique de commentaire en droit infinie, en mettant son jugement à l’  « essai » de citations et de jugements de la littérature du passé […] ; Pascal, parce que son « œuvre » maîtresse n’a dû de voir le jour qu’à une opération éditoriale de ses amis de Port-Royal qui « élaborèrent » le statut « fragmentaire » de l’œuvre […]. A ces deux noms, on pourrait ajouter celui de l’auteur des Caractères : La Bruyère n’est-il pas le premier, peut-être parce qu’il vient après le succès de la première édition « fragmentaire » de Pascal (1670), à avoir délibérément élaboré un texte sous forme de « fragment » en inscrivant le terme en marge de l’une de ses remarques elliptique et volontairement lacunaire (chapitre « Des Jugements », remarque 28 [ qui se présente effectivement nommément comme un fragment, débutant par des pointillés]). 171

On peut juger curieux que pour aboutir à une définition d’ordre général – « l’inachèvement est un trait constitutif de la littérarité » - l’analyse de Michel Butor en passe par la recherche d’une origine historique, et même d’un commencement fluctuant. Car aussi bien la liste est longue des écrivains de l’époque historique moderne à qui on pourrait attribuer cette paternité, de Montaigne à La Bruyère, certes, mais pourquoi pas aussi Diderot avec Jacques le Fataliste, ou Sterne avec Tristram Shandy, ou encore les épistoliers du siècle de Louis XIV. Non seulement il est paradoxal, comme le souligne Marc Escola, de se fixer sur des œuvres historiquement situées (sans parvenir à en épuiser le nombre), pour en arriver à une définition de portée universelle et anhistorique, mais il est aussi contradictoire qu’une telle perspective aboutisse à présenter l’ouverture de l’œuvre comme le résultat d’un calcul ou d’un procédé intentionnel des auteurs :

‘Pour qu’une œuvre soit vraiment inachevée en ce sens, pour qu’elle nous invite à la continuer, il faut qu’à certains égards elle soit particulièrement soignée, bien plus que si elle devait se présenter comme un objet bien déterminé. 172

Le soin dont il est question ici ramène évidemment l’instance auctoriale sur le devant de la scène et risque fort de contribuer à réduire la lecture à une interprétation des projets de l’auteur, en niant la part du lecteur dans la constitution de la signification du discours. Dans la mesure où cette conception de l’œuvre ouverte permet de souligner notamment ses jeux intertextuels (nous utilisons ici le terme de jeu non dans son acception ludique, mais pour désigner l’espace fonctionnel qui permet le mouvement) le risque est aussi grand, au nom de l’intentionnalité de l’auteur, de résumer la lecture à un inventaire de sources auxquelles ce dernier aurait puisé, et des formes traditionnelles dont il se serait inspiré pour « formater » sa création (qu’on aura du même coup beaucoup de mal à dégager comme création originale). En outre une des intuitions qui président à ce travail est que l’ouverture et l’apparente fragmentation du texte ont nécessairement à voir avec l’écriture de l’histoire qui s’y efforce, notamment dans les deux romans algériens. La nécessité ici fait le lien entre le discours et les blancs qui entourent ce discours. Il faut donc résoudre autrement la question du fragment, que par le jeu ou l’effet de style voulu par un auteur.

Notes
171.

Ibidem.

172.

Michel Butor, Répertoire III, , Paris, Minuit1968, cité par Marc Escola, idem.