A. Postulats stylistiques remis en cause.

La digression sur la peinture qui précède signale fortement la prise de conscience de l’absence d’équivalence entre le réel et les images figurées par l’œuvre peinte. On peut étendre cette conception à l’œuvre littéraire : celle-ci n’est pas image d’une réalité qui serait située hors d’elle, contrairement à ce que laissent penser les couples de notions couramment usités : réalité/fiction, objectif/subjectif, propre/figuré, qui organisent encore largement la réflexion sur la littérature et le langage. Il est difficile de s’extraire du confort rassurant de cette pensée dualiste. Pourtant ce n’est qu’au prix de cet abandon qu’on pourra saisir que l’histoire s’écrit et se dit nécessairement dans le discours de l’œuvre, et non hors de cette dernière. Il s’agit finalement de présenter la littérature comme une des instances d’invention de l’histoire, laquelle sera définie comme une aventure des sujets par le langage et dans lui. Reste à en tirer un certain nombre de conséquences à propos du langage littéraire et des grilles d’analyse que lui applique notamment la pratique universitaire de la littérature comparée.

Tout d’abord il faut revenir sur l’opposition classique du propre et du figuré dans la langue, c’est à dire sur la présence éventuelle d’images dans un énoncé pour réfuter cette dernière dans la mesure où elle suppose une représentation : il ne sera par exemple pas question de « l’image des femmes » dans L’amour, la fantasia d’Assia Djebar ou dans La prise de Gibraltar de Rachid Boudjedra… Ce qui n’empêche pas d’entendre du féminin dans les « voix » du récit, ou son absence. Contre l’idée d’une faculté du langage littéraire à représenter un monde réifié dans les mots, on cherchera à observer comment ce langage s’efforce de faire vivre aussi bien à celui qui écrit qu’à celui qui lit l’expérience empirique du temps, des rapports de force et des événements que le texte crée en tant que tels.

Une autre opposition classique est à remettre en question : celle de l’écart contre la norme, y compris dans une langue d’écriture francophone qui ne repose peut-être pas sur les mêmes usages qu’un français langue maternelle. Bien qu’il ne soit pas question ici de développer toute une controverse sur la notion d’ « écart » qui fonde la rhétorique classique – ce n’est pas le sujet, et d’autres s’en chargent de manière pertinente et passionnante – précisons quand même que c’est à partir de cette prise de position que nous tenterons de nous insérer dans la perspective comparatiste. En effet, si on veut bien admettre que l’écart suppose nécessairement une norme, encore faudrait-il parvenir à définir cette norme, d’un langage dit ordinaire, ou d’une « propriété » littéraire. Or on sait bien que ni la linguistique ni la critique ne parviennent à mesurer, à cerner en quoi les soi-disant « écarts » s’écartent des normes mêmes du langage. Nous renvoyons pour plus de précision notamment à un article de synthèse très éclairant fourni par Laurent Jenny pour le site de réflexion sur la théorie littéraire de Fabula 174 . Qu’il suffise simplement de rappeler que la puissance inventive de l’écriture littéraire, si elle se signale par une étrangeté qui frappe le lecteur, n’échappe pour autant pas au respect des normes d’usage de la langue. Sa force se manifeste entre autres par la nécessité que prend toute nouvelle formulation à l’intérieur du texte, de telle sorte que le soi-disant « écart » est « irremplaçable et unique » :

‘…il s’est imposé d’emblée, sans détour. Son usage s’est tout de suite affirmé dans une précision parfaite. Je n’ai pas eu d’abord besoin d’avoir recours à d’autres expressions pour en saisir l’acuité. J’ai plutôt vérifié après coup que tout autre expression, supposée plus appropriée ou plus courante, était en fait approximative et défectueuse vis-à-vis de l’écart. Si j’ai mesuré quelque chose, c’est le défaut d’un propre opposable à l’écart, c’est le caractère fantomatique de l’expression normée et transparente. 175

On ne sort donc pas de la langue, on ne la subvertit pas non plus, quoique se plaise à le rappeler tout une lignée d’études partant de Rimbaud et Mallarmé pour aboutir par exemple aux militants de la créolité que sont Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau 176 . (Nous y reviendrons un peu plus tard, après avoir fini de passer en revue les outils critiques que nous laissons de côté, d’autant que Rachid Boudjedra lorsqu’il s’est exprimé sur sa conception de la littérature – et par moments aussi Assia Djebar – a revendiqué pour lui même d’écrire d’une certaine manière « contre » la langue). En revanche le travail langagier des écrivains contribue à ouvrir des possibilités de différenciation dans l’expression, et à faire être des valeurs nouvelles, liées à l’histoire et aux particularismes culturels. C’est dans ce sens que des références au travail d’Édouard Glissant commencent à se glisser ici et là dans ces lignes. Car elles posent le problème crucial, philosophique et politique, de l’identité – horizon de réflexion traditionnel de la culture occidentale classique – et remettent en question cet horizon en plaidant pour le divers et l’opaque.

Notes
174.

Laurent Jenny, « La langue, le même et l’autre », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n°0, « Théorie et histoire littéraire », juin 2005, URL : http://fabula.org/lht/0/Jenny.html

175.

Idem.

176.

Voir à ce propos Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993, et le commentaire qu’en fait Laurent Jenny dans l’article déjà cité, pp. 7 à 9