B. La lecture d’une nouvelle œuvre comme mise en question de l’identité

Quand on observe les justifications que se donne la discipline de la littérature comparée – justifications qui dessinent d’ailleurs un statut problématique, le fait que le comparatisme n’aille peut-être toujours pas de soi selon la tradition universitaire – on s’aperçoit assez vite que cette dernière plus ou moins implicitement repose sur une conception universalisante, celle de la littérature mondiale comme bibliothèque de Babel, nom emprunté bien évidemment à la nouvelle éponyme de l’écrivain Borges. Cette bibliothèque, à la fois close sur elle-même et paradoxalement infinie, est une métonymie : elle s’apparente à la « totalité-monde » (même si ce néologisme dont je m’autorise l’emprunt à l’écrivain Édouard Glissant, c’est à dire à sa réflexion critique sur la littérature contemporaine, nécessite qu’on sorte du cadre de pensée d’une littérature unifiée…on y reviendra.). Elle est régie par le principe d’homologie : un livre y contient toute la bibliothèque… la bibliothèque, c’est à dire l’ensemble des livres, n’est qu’un vaste livre, et le monde est un texte qui contient tous les autres. Pour ce qui est de l’aspect totalisant du livre, on peut se reporter à la note finale de la nouvelle :

‘Letizia Alvarez de Toledo a observé que cette vaste Bibliothèque était inutile : il suffirait en dernier ressort d’un seul volume, de format ordinaire, imprimé en corps neuf ou en corps dix, et comprenant un nombre infini de feuilles infiniment minces. (Cavalieri, au commencement du XVIIe siècle, voyait dans tout corps solide la superposition d’un nombre infini de plans.) Le maniement de ce soyeux vademecum ne serait pas aisé : chaque feuille apparente se dédoublerait en d’autres ; l’inconcevable page centrale n’aurait pas d’envers. 177

Cette conception allégorique offre précisément une définition de l’œuvre littéraire en tant que rapport à toutes les autres œuvres. Elle autorise la déduction suivante : la signification littéraire se construit non seulement par l’écriture et la lecture mais aussi par la confrontation indirecte avec tous les autres livres. Si l’on remonte en effet en arrière dans la nouvelle de l’écrivain argentin, on trouve un développement malicieux, englobant tout et son contraire, qui anticipe sur l’idée du livre unique par une énumération qui n’épuise pas le sujet mais suggère tout de même la totalité :

‘[…] il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre , quoique très vaste, non infini), c’est à dire tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues. Tout : l’histoire minutieuse de l’avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue fidèle de la bibliothèque, des milliers et des milliers de catalogues mensongers, la démonstration de la fausseté de ces catalogues, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable, l’évangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet évangile, le récit véridique de ta mort, la traduction de chaque livre en toutes les langues, les interpolations de chaque livre dans tous les livres. 178

Sans reprendre à notre compte l’aspect platonicien manifeste dans cette hypothèse de l’existence de formes permanentes, déjà là dans la bibliothèque, ce « tout » aux allures métaphysiques, il nous semble néanmoins que les « interpolations de chaque livre dans tous les livres » ont une résonance toute particulière pour les comparatistes car elles lient ensemble le principe d’une littérature mondiale où les livres existent en présence de tous les autres livres (pour « récupérer » une expression d’Édouard Glissant : « j’écris en présence de toutes les langues ») et la notion même d’intertextualité prise au sens large, quasiment synonyme de littérarité. L’énumération de Borges nous dit à sa manière que chaque nouvelle œuvre vient s’insérer dans la culture, en reprenant et en modifiant les valeurs déjà portées par d’autres œuvres, que la lecture va inscrire en nous. À ce titre d’ailleurs la bibliothèque de Babel contient aussi le temps, sans le retenir : elle contient toutes les possibilités de lecture à venir, qui feront l’historicité de la culture, en autorisant et en facilitant le contact des œuvres entre elles, quelle que soit leur origine.

Ainsi, tel ouvrage de vulgarisation universitaire sur la littérature comparée reprend à son compte l’interprétation étymologique donnée par Barthes, du texte comme « tissu », entrecroisement de fils, pour redéfinir ce dernier en tant que dialogue avec la culture, ce qui justifie là encore à la source l’opération de comparaison entre une œuvre et toutes les autres :

‘[dialogue] entre le texte et son langage, entre l’auteur et sa culture, entre différentes stratifications de sens. 179

Tel autre, le classique Qu’est-ce que la littérature comparée? de Pierre Brunel, Claude Pichois et André-Michel Rousseau affirme explicitement la relation entre les œuvres, définie comme « la littérature universelle », où l’article défini totalise, unifie et justifie à la fois :

‘VERS LA LITTÉRATURE UNIVERSELLE
Pas plus qu’une maison n’est un amas de pierres préparées pour la construire, pas plus la littérature universelle n’est une juxtaposition des littératures nationales ; ou, pour autrement parler, la somme des éléments est différente de leur synthèse. 180

Toutefois, si une telle affirmation de lien et de co-présence semble aller d’évidence et permet de saisir que l’acte de comparaison, même inconsciemment et/ou implicitement, est au cœur de la lecture comme de l’écriture, rien ne dit qu’elle fonde en même temps la démarche de la critique comparatiste à être celle, rhétorique, de l’étude des genres très souvent adoptée, ou celle, thématique, que les comparatistes affectionnent souvent. Qu’on se reporte par exemple au dernier chapitre de Qu’est-ce que la littérature comparée? déjà citée ; ce chapitre s’intitule « Poétique », et traite essentiellement de morphologie littéraire, en reprenant quasiment la terminologie de la rhétorique classique : « Formes de composition, 136 – Formes d’élocution, 139 - … », on croirait reconnaître la « Nomenclature des figures non tropes » de Fontanier 181 , elle-même reprise et corrigée du traité de Dumarsais publié en 1730 ! Nous pensons qu’il y a quelque dommage pour la poétique elle-même à ne chercher par là que des invariants et des similitudes – et il ne peut en être autrement dès lors que l’on ne vise que des structures instituées ou des « écarts » par rapport à elles – quand l’immense intérêt de la confrontation des œuvres entre elles serait plutôt de faire émerger une étrangeté qui nous parle « quand même » !

C’est pourquoi, à la base de la démarche comparatiste, nous préférons retenir la question générale que pose Yves Chevrel dans le numéro de Que sais-je ? qu’il lui a consacré :

‘ Que se passe-t-il quand une conscience humaine intégrée dans une culture, dans sa culture, est confrontée à une œuvre expression et partie prenante d’une autre culture ? 182

Mais comme il est question dans ce travail à la fois de littérature francophone, et également d’une réflexion sur la poétique, précisons et modulons cette question. D’une part en effet, « une autre culture » n’est pas spécifiquement une culture dans une langue étrangère – ou alors il faudrait s’en tenir à nouveau à des critères de nationalité des œuvres qui, on l’a vu au chapitre I, n’apportent pas un cadre valide ou certain. Les littératures francophones sont pleinement concernées par cette question. On peut même dire que cette dernière préside tout particulièrement à l’élaboration des œuvres maghrébines de langue française dont les écrivains ont été formés à l’école française notamment coloniale et dont la culture est mixte. D’autre part on peut d’ores et déjà signaler que le propos d’Yves Chevrel quoique interrogatif contient en partie sa propre réponse : la confrontation par la lecture suppose bel et bien qu’il se passe quelque chose, qu’il y a ce qu’on pourrait peut-être appeler une mise en crise de la culture qui s’accomplit pour le lecteur, et qui définit une poétique. On s’éloignera donc, sciemment, d’une littérature comparée cadrée par des critères nationaux l’organisant selon une logique de proximité géographique. On s’éloignera également d’une grille de lecture fondée a priori sur les références hypotextuelles reconnaissables dans le texte, même si la récriture et les transformations qu’elles auront subies feront en partie l’objet de l’étude. Et on s’en tiendra à l’étude poétique de la force de suggestion du langage dans le discours, en ce quelle transforme des valeurs. Il faut d’ailleurs souligner à nouveau que cette optique n’accorde pas beaucoup d’intérêt à la prise en compte des genres en tant que typologie littéraire, ce qui ne peut que correspondre justement à des œuvres qui ne s’insèrent pas vraiment dans les définitions génériques convenues.

Notes
177.

José Luis Borges, La Bibliothèque de Babel, Fictions, Paris, Folio, Gallimard, 1965, Note finale de la nouvelle, p. 81

178.

Idem, pp. 75-76

179.

Francis Claudon, Karen Haddad-Wotling, Précis de littérature comparée. Théories et méthodes de l’approche comparatiste, Paris, Lettres 128, Armand Colin, 2004, p. 12

180.

Pierre Brunel, Claude Pichois, André-Michel Rousseau, Qu’est-ce que la littérature comparée ?, Paris, collection U, Armand Colin, 1983, p. 74

181.

Fontanier, Les figures du discours, Paris, Champs, Flammarion, 1977 (1821), p. 481

182.

Yves Chevrel, La littérature comparée, Que sais-je ? n° 499, 1989, p. 8