3. Des œuvres à l’épreuve des discours qui les prolongent

A. Où il est question de monstre et de citadelle.

Dans l’ordre chronologique, Le Fou d’Elsa d’Aragon vient en premier ( 1963, on l’a dit). Mais dans l’histoire des études littéraires cette œuvre vient presque après les deux autres. Quelques articles en 1964, après la publication du livre, la commentent. D’autres se disséminent dans les revues entre 1964 et 1976, mais ils sont rares et se répartissent entre articles de presse ( dans Le Monde, notamment) et revues littéraires. En outre, dans des ouvrages plus généraux sur d’autres œuvres d’Aragon, on trouve mention, parfois, du Fou d’Elsa. Mais seuls le livre de Charles Haroche, L’idée de l’amour dans le Fou d’Elsa et l’œuvre d’Aragon, paru en 1966, et un chapitre de la thèse de Jacques Huré, « Aragon, Le Fou d’Elsa », dans L’Espagne musulmane et la littérature moderne, soutenue à Nice en 1981 se consacrent de manière plus exclusive au Fou dans les dix-huit années qui suivront sa parution. Il faut attendre les années quatre-vingt dix, et entre autres la tenue du colloque « Le rêve de Grenade », à Grenade en avril 1994, et la publication des actes du colloque 187 , pour que Le Fou d’Elsa réapparaisse comme une oeuvre majeure, justifiant à elle seule un colloque international. Enfin une thèse 188 , soutenue en décembre 2000, sous la direction de Suzanne Ravis, et publiée en 2004 par Hervé Bismuth se consacre entièrement et avec une grande rigueur universitaire à ce « Poème » roman. C’est de cette thèse dont il va être question ici, non seulement parce qu’elle constitue une base de référence la plus complète qui soit sur Le Fou d’Elsa 189 , mais aussi parce qu’en opérant la synthèse des recherches antérieures elle les résume par un jugement développé dès l’introduction et qui ne peut manquer de susciter la réflexion critique.

En effet, dès le titre métaphorique de cette introduction, « Une citadelle paradoxale », Le Fou d’Elsa est présenté comme un lieu clos sur lui-même et d’accès difficile. Un peu plus loin d’ailleurs Hervé Bismuth évoquera « l’illisibilité » 190 de l’œuvre dans une première approche. Mais le jugement porté sur celle-ci ne s’arrête pas à cette seule métaphore architecturale, justifiée ensuite par le recours à la notion de portes de l’œuvre ou « seuils », définie par Gérard Genette. Une autre métaphore s’ajoute à la précédente dès les pages 8 et 9 de la thèse publiée, qui personnifie l’œuvre d’Aragon comme une mise en scène accouchant d’un monstre :

‘…Le premier paradoxe de l’écriture de cette œuvre serait ainsi dès son premier seuil celui d’une dissonance à l’intérieur d’une suite d’écrits qui se donnerait pour continue, une dissonance dans la logique du propos, redoublée d’une dissonance éthique : s’il y a quelque impudeur à écrire à la gloire d’une femme aimée lorsqu’elle est sa propre épouse, se mettre en scène cette fois comme objet d’un discours poétique tient de l’indécence, surtout si cette mise en scène accouche d’une monstruosité morphologique : le temps n’est plus celui de Goethe ou celui d’Hugo où l’on propose à son lectorat – ce lectorat fût-il celui d’Aragon – un poème de plus de quatre cents pages 191 .’

On peut bien sûr saisir que ce jugement a quelque chose d’ironique, et s’impose comme une sorte de parole rapportée où se cristalliserait tout l’étonnement de lecteurs habitués à la poésie antérieure d’Aragon, ou à des formes de poésie courantes au 20ème siècle. Cependant dès cette entrée en matière du discours de la thèse, la monstruosité est mise en comparaison avec une norme sous-entendue, post-romantique, soit par rappel du caractère obsolète de l’influence romantique dans la formation et les goûts d’Aragon lui-même, soit parce que le lectorat d’Aragon serait censé ne plus lire que selon les critères de la modernité poétique (qui, toutefois, découle largement de la fin du 19ème siècle en France…) De ce fait, la prise de position critique semble d’ores et déjà postuler qu’il faut lire l’œuvre par référence à cette norme, ne serait-ce que pour s’en écarter, ce qui est un a priori et non une nécessité. Ce dernier se confirme lorsque le « tératisme » du Fou d’Elsa est repris et précisé sur un autre plan un peu plus loin dans l’introduction d’Hervé Bismuth. Après l’anomalie de la longueur, c’est l’anomalie formelle qui est soulignée :

‘…une écriture dont le flot entier va à l’encontre du sens commun construit par le lecteur de l’œuvre d’Aragon, ne serait-ce que parce que la dissonance de son titre et la monstruosité de son format sont redoublés par la dissonance et la monstruosité de son énoncé au regard des énoncés poétiques précédents 192 .’

Pour autant qu’il ne s’agisse que d’une entrée en matière, permettant selon les codes rhétoriques de l’introduction et de la captatio benevolentiae de mettre en scène le sens commun dans ses difficultés de lecture, cette affirmation ne laisse pas de reprendre à son compte une conception similaire à celle des supposés lecteurs étonnés. En effet, tout entière bâtie sur l’idée du paradoxe, elle mesure d’ores et déjà l’écriture particulière du Fou d’Elsa en termes d’écart et d’hétérogénéité. De façon logique donc, la suite de l’étude passe en revue les « seuils » de l’œuvre, soit le Prologue (dont nous avons déjà donné une étude en première partie), les huit épigraphes cités en tête des sections du Fou, et le lexique final de ce poème-roman. C’est à dire que seule l’apparente fragmentation intertextuelle sera traitée comme objet de l’analyse poétique, alors que le commentaire littéraire de la suite de la thèse se déconnecte quelque peu de l’écriture proprement dite. De plus une métaphore est filée tout au long de cette thèse, la métaphore de la citadelle, et de ses enceintes, pour tenter de caractériser un mode de lecture particulier, conditionné par la structure segmentée du Fou d’Elsa :

‘…La structure même du poème appelle son lecteur à des allers-retours constants à l’intérieur même de l’œuvre, et ses murs d’enceinte dupliquent ainsi leur rôle de « seuils » d’entrée et de sortie par celui de passages plusieurs fois obligés dans le parcours de lecture. Ces murs d’enceinte appartiennent du reste au territoire délimité par l’œuvre : le discours initial est déposé à l’intérieur de son domaine, passé les premières portes ; le discours final est rédigé par un commentateur qui se refuse à poser sa plume de poète, et fait par là même participer le « lexique » à l’architecture et aux arabesques du poème 193 .’

Or autant les allers-retours, les voies de passage, et les ambiguïtés de l’énonciation nous semblent recevables en tant que condition spatio-temporelle de la lecture, autant l’exclusivité spatiale et figurative des « murs d’enceinte, territoires, seuils … » qui détermine tout ce commentaire nous semble occulter la parole poétique en n’observant que l’hétérogénéité formelle du texte. On pourrait même se demander dans quelle mesure la séduction indéniable qu’exerce la métaphore de la citadelle, transformant le poème en métonymie de la ville de Grenade, ne détermine pas a priori la lecture au point d’empêcher en large partie d’entendre les répons du silence et des paroles de l’œuvre. Mais le fait est qu’il est difficile de se séparer en cours de route d’outils critiques préalablement choisis (et personne n’est à l’abri de cette détermination). Ici, clairement, l’idée empruntée à Gérard Genette du paratexte et des seuils du texte, redoublées par la propre réflexion d’Aragon sur les collages, oriente la lecture vers une perception visuelle spatialisée, marquée par la recherche de la fonctionnalité des différentes parties. Malheureusement cette approche laisse de côté l’audible, le prosodique, le chant :

‘…L’absence de limites frontalières nettes entre le discours du poème et les discours explicatifs censés le délimiter laisse s’interpénétrer les territoires de ces différents discours, de la même façon que les exergues du poème sont déjà envahis par la fiction qu’ils sont censés introduire. Du même coup la notion de « seuil », appliquée à ces deux discours, s’en trouve pervertie, dans la mesure où l’interpénétration de ces discours et des autres discours du poème identifie ces paratextes supposés à ce qu’il en est des autres sections de ce poème : le poème se donne en effet à voir à la fois comme corps autonome, marqué dès sa couverture par la singularité de son paratexte : « poème », et comme un recueil, cousu de poèmes autonomes et désignant certaines de ses sections… 194

On notera au passage que la « perversion » de la notion de seuil est une formulation curieuse : si elle suppose une intentionnalité de l’écrivain, elle est anachronique, et peu crédible du point de vue des autorités à pervertir ; si elle marque la non-validité de la notion elle-même, pourquoi y avoir eu recours pendant toute la première partie de la thèse ?

Afin de faire avancer la lecture, il nous semble, quant à nous, qu’il conviendrait de reprendre explicitement les affirmations d’Aragon exposées dans cet autre essai critique sur son œuvre, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit (1969), plus tardif que Les collages (1965), et mesurant avec plus de distance ce qui se tramait dans son écriture, c’est à dire une possibilité de lecture rythmique. Tout d’abord, en ce qui concerne la présence des blancs, nombreux, qui encadrent les pages du Fou d’Elsa, lors des passages d’une section à l’autre, mais aussi au sein de chaque section, entre les textes et le long des poèmes, une première réflexion d’Aragon s’impose parce qu’elle opère le lien entre roman et poème dans la foulée. Il s’agit d’un regard rétrospectif sur ses premières tentatives, qui informe après coup (comme très souvent dans le discours critique d’Aragon) sur une des lignes de force de son travail : la quête du roman, jamais disjointe au fond de la quête de la poésie, même à l’époque de sa plus obéissante implication dans le mouvement surréaliste qui rejetait catégoriquement le genre romanesque bourgeois :

‘Je ne commence pas un roman, j’explique d’où le roman part. Il advint que je me dépris à une certaine époque du roman, parce que mes secrets se mirent à former l’enchevêtrement égal à peu près d’espèces de chansons. Je les déchirais d’abord. Puis je commençai de leur préférer ce caractère d’abrégé. Il me parut soudain que les mots se heurtaient au blanc que faisaient de part et d’autre d’eux des marges de papier. Cela leur donnait un caractère nouveau comme si j’avais écrit entre des silences 195 . ’

Il est évident ici que la présence du chant, et le lien nécessaire entre forme « abrégée » et silence qui assure le continu du discours évoque avec suggestivité la notion de rythme déjà présentée. De même quant à la présence d’auto-citations et d’épigraphes dans l’œuvre, nous préférons croire ce qu’en disent Les incipit, plutôt que l’affirmation préconçue dont témoigne Hervé Bismuth, reprenant en partie à son compte les définitions élaborées par Gérard Genette. En effet, remarquant parmi les nombreuse épigraphes du Fou d’Elsa, que certaines sont des inventions pures et simples d’Aragon, Hervé Bismuth y voit un argument en faveur du caractère hors norme de l’œuvre, c’est à dire un étai à la thèse de la composition par fragments allogènes :

‘On citera pour exemple le quatrain [… ]du Fou d’Elsa :’ ‘ J’ai partagé le melon de ma vie
Et comme au sourd le bruit et le silence
Les deux moitiés en ont même semblance
Prends la sagesse ou choisis la folie’ ‘dans lesquels les marques de première personne tout autant que l’injonction adressée au destinataire s’apprêtant à pénétrer dans l’œuvre indiquent clairement la provenance des professions de foi. De tels cas d’épigraphie ne sont pas envisageables pour Genette – qui connaît pourtant Aragon : dans son étude consacrée aux épigraphes, il cite l’épigraphe de Djâmî placée sous le titre Le Fou d’Elsa -, et ce pour des raisons éthiques :’ ‘‘je ne connais aucune illustration parfaite de ce type d’auto-attribution, qui manquerait lourdement à toute modestie’ (Genette, Seuils, p. 141)’ ‘L’immodestie d’Aragon n’est certes pas à démontrer, mais restera, bien évidemment, à décrire. 196

Et de continuer l’étude des épigraphes en insistant sur le caractère allogène de ces dernières, sur leur caractère « collé », nécessaire au repérage du sens… d’où il apparaît que d’une certaine manière le commentaire tourne en boucle, justifiant l’hétérogénéité du texte par la définition statutaire de l’épigraphe et la fonction de cette dernière par l’hétérogénéité native du texte. La grande absente de cette lecture est l’écoute du poème-roman, comme si la présence des blancs et du silence dans l’œuvre étaient inaudibles. Mais pourtant Aragon a dessiné les voies d’une autre lecture :

‘Comprenez-moi bien, ce n’est pas manière de dire, métaphore ou comparaison, je n’ai jamais écrit mes romans, je les ai lus.[…] et, le plus souvent, le Petit Poucet n’a point semé derrière lui à mon intention les cailloux blancs ou les miettes de pain qui m’auraient permis de suivre sa trace. J’ai été mené chez l’Ogre non par un raisonnement, mais par une rencontre de mots ou de sons, la nécessité d’une allitération, une logique de l’illogisme, la légitimation après coup d’un heurt des mots. 197
Notes
187.

Groupe de recherche sur Aragon et E. Triolet (CNRS), Université de Grenade, Université de Provence, Le rêve de Grenade. Aragon et Le Fou d’Elsa, Actes du colloque de Grenade (Avril 1994), Ouvrage coordonné par S. Ravis, Publications de l’Université de Provence, 1996

188.

Hervé Bismuth, Aragon, Le Fou d’Elsa. Un poème à thèses, Lyon, Coll. Signes, ENS éditions, 2004

189.

On trouve notamment dans cette thèse une bibliographie, et des travaux sur Aragon et Le Fou, et des livres compulsés par l’écrivain lors de l’écriture de son œuvre, qui reprend ce qu’en avait déjà dévoilé Charles Haroche, pp. 268 à 274.

190.

Hervé Bismuth, idem, p.11

191.

Ibid., p. 8-9

192.

Ibid., p. 9

193.

Ibid., p. 109-110

194.

Ibid., p. 110

195.

Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, coll. Les sentiers de la création, Genève, Skira, 1969, p. 31

196.

Hervé Bismuth, idem, p. 33

197.

Aragon, idem, p. 47