B. « Creuser la langue », dit-elle.

D’une manière très explicite, Assia Djebar quant à elle n’a pas cessé de situer sa pratique de l’écriture du côté du travail du son et de la voix. Elle s’en exprime à plusieurs reprises notamment dans Ces voix qui m’assiègent, somme et bilan d’un parcours d’écrivain. Or il ressort de sa réflexion une approche qui exige d’être entendue par quiconque voudrait appliquer à son œuvre les notions et les outils de l’intertextualité théorique ; en effet, c’est une approche qui dépasse la prise en considération d’une discontinuité des fragments et des citations, pour donner un sens unifiant à son labeur :

‘Vingt-trois années de conquête, suivies d’une durée au moins égale d’insurrections et de rebellions permanentes, quoique dorénavant dispersées, fractionnées. Dans ce premier acte de l’occupation, je ne m’empare pas de la pioche du fossoyeur pour déterrer ou réenterrer ; je creuse plutôt la langue des vainqueurs, de ceux qui, quelquefois avec des hauts-le-cœur, présidaient à des tueries : leur langue classique sereine, quelquefois hautaine ! 198

Qu’on retienne ici avant tout (mais n’était-ce pas prévisible au-delà de toute considération matérielle sur le texte en fragments, venant d’une femme maghrébine écrivain travaillant en français ?), un travail de force sur la langue, dans la mesure où celle-ci s’actualise dans des écrits coloniaux porteurs de valeurs que seule l’écriture à son tour peut remettre historiquement en question. Ici, la langue classique – entendons le langage écrit des documents officiels de l’armée, des journalistes et des lettres ou journaux intimes d’officiers, produits lors de la conquête de l’Algérie en 1830 – en ce qu’elle est devenue à l’époque le matériau d’une inscription, un monument (au sens étymologique du terme) du regard des colons sur la réalité historique. Si des fragments d’œuvres et de documents sont cités à comparaître dans L’amour, la fantasia, c’est de manière plus massive dans le corps même du récit qu’en position d’épigraphes 199  : ils alimentent en permanence le labeur. Ils n’ont en fait de valeur que dans la relation avec le travail d’ « expulsion » et de réécriture qu’ils suscitent. « Creuser la langue des vainqueurs », cela signifie la reprendre dans son actualité et forcer un avenir qui, de toutes façons, est déjà inscrit dans le surgissement par l’écriture de la voix des opprimé(e)s. Le poème-chapitre qui figure peu avant la fin de Ces voix qui m’assiègent, « Raïs, Bentalha… un an après », dédié à Jean Pélégri, fait entendre sémantiquement et prosodiquement ce travail de langage :

‘J’écris la langue des morts ou la mienne qu’importe
J’écris une langue offensée
fusillée
une langue d’orangeraie
J’écris français
langue vivante
sons écorchés
J’écris vos voix pour ne pas étouffer
vos voix dans ma paume dressées
Raïs, Bentalha, j’écris l’après. 200

La substantivation de « l’après » est un acte qui donne forme au travail de langage reliant et continuant l’histoire. Elle s’accompagne d’une mise en résonance du discours : il ne s’agit pas que de citer des voix, des textes, des archives, mais aussi de faire entendre par le travers une voix collective, roulant ses « r » d’« écorchée » dans une langue d’ « orangeraie », et cherchant son souffle dans une quête audible jusque dans l’allitération en « f » qui rassemble les deux adjectifs « offensée » et « fusillée » dans une même caractérisation, et prépare leur rappel en fin de vers et de poème : « étouffer ». L’allitération étaie la parole et fait comprendre que dire, c’est justement échapper à cet étouffement : le poème est un acte d’existence. L’essai littéraire ici organise littéralement l’écoute, et plaide pour une écriture dans le continu : être là, le dire, poursuivre l’aventure de l’écriture, écrire l’histoire, c’est tout un, en s’appropriant de surcroît la langue des anciens bourreaux dont la présence (comme langue littéraire) est l’actualité de cette histoire passée.

À ce propos, il convient donc de revenir sur les approches critiques concomitantes (toutes deux publiées en 1997) de Beida Chikhi et de Jeanne-Marie Clerc, parce qu’elles proposent une lecture en sympathie avec le projet d’Assia Djebar d’écrire des voix, mais à notre sens ne montrent pas vraiment analytiquement comment ces voix résonnent dans l’écrit.

Ainsi Jeanne-Marie Clerc, dans son essai Assia Djebar – Écrire, transgresser, résister, définit-elle l’écriture de l’histoire par référence aux voix ou aux discours des protagonistes :

‘Histoire […] [qui] s’écrit par reprises se renvoyant en ricochets les souvenirs des événements à travers la mémoire de ceux qui les ont vécus ou entendus raconter : les voix se répondent et se complètent selon un système polyphonique qui va devenir constitutif de l’écriture historique d’Assia Djebar. 201

Cette vision générale de la polyphonie du texte s’accompagne d’une réflexion pertinente sur le discours historique proprement dit, qui donne lieu d’ailleurs à une controverse par livre interposé avec Beida Chikhi. Nous en retenons qu’au lieu de reproduire citation après citation une histoire officielle figée (position de Beida Chikhi), l’œuvre d’Assia Djebar problématise cette histoire en confrontant et en faisant se répondre les voix divergentes des victimes et des bourreaux, en construisant donc un récit d’histoire collective.

Cependant cette lecture laisse peu de place à l’étude du continu d’un tel discours historique : la poétique du texte est laissée dans l’ombre puisqu’ elle n’est qu’annoncée. Selon Jeanne-Marie Clerc, la présence des voix, cris, clameurs qui peuplent d’ailleurs les titres des séquences de L’amour, la fantasia : « [faitémerger]des évidences à l’écart du discours et de la démonstration, dans le ressenti, grâce à la poésie du texte qui permet de dire le non-dit, le non explicité ». 202  

Malheureusement, en l’état la poésie du texte et la présence des voix ne sont que postulées ou au mieux envisagées thématiquement. La poétique quant à elle, c’est à dire la « fabrique » de ces voix, le travail de langage qu’elle effectue, ne sont pas montrés ou explicités. Sans vouloir donner dans la critique pour la critique, voire la polémique, on peut néanmoins soulever l’hypothèse que le succès de l’intertextualité comme concept-clé de la littérature contemporaine, et son corollaire, la notion non moins renommée de polyphonie née de l’élargissement des thèses bakhtiniennes sur Dostoïevski opèrent comme un sésame du discours universitaire : c’est à croire qu’il suffit de les annoncer pour que l’étude du texte en soit accomplie !

Dans le même ordre d’idées, le travail explicite d’historiographie de L’amour, la fantasia est susceptible à lui seul de détourner l’attention tant il semble « coller » avec une modernité littéraire du texte composite, car il cite abondamment, découpant ainsi le flux romanesque en unités narratives distinctes, et de sources apparemment hétérogènes. Beida Chikhi rend compte précisément de cet aspect du texte dans le chapitre qu’elle consacre à Assia Djebar, dans son essai Littérature algérienne – Désir d’histoire et esthétique. Mais la conclusion-récapitulation à laquelle elle aboutit, en distinguant aspect historique et aspect esthétique du texte, distinction qu’elle conforte en évoquant « des techniques originales de représentation du réel », ne retient finalement, à son insu, dans tout le travail de langage effectué par l’œuvre qu’une ornementation dès lors non nécessaire :

‘L’enchevêtrement de la dynamique temporelle, le relais des voix et le montage en parallèle histoire/autobiographie, dans un captivant jeu de miroir, dotent le roman d’une épaisseur signifiante autour de laquelle les lectures ne manqueront pas de raviver le débat significatif autour du concept d’histoire 203 . L’ensemble propose au-delà de la lecture historique, une lecture esthétique gratifiante qui prend en compte les techniques originales de représentation d’un réel qui se prête à une infinité d’interprétations comme, par exemple, le jeu de figuration de la parole féminine, qui dans ses chuchotements tente de se matérialiser et de s’accomplir intégralement dans le circuit de la communication active. 204

De fait, la théorie de la « représentation » coïncide assez exactement avec celle de la peinture comme figuration, et on a vu que c’était une réduction dommageable au texte littéraire comme à la peinture elle-même. Et comment ne pas rester frustré de l’évocation des « chuchotements [dans lesquels la voix féminine] tente de se matérialiser », non suivie d’une étude concrète de cette modalité de parole ? À défaut d’analyser celle-ci concrètement, le propos de Beida Chikhi laisse planer un doute notable : on peut se demander en effet si ce qu’elle appelle le « jeu de figuration de la parole féminine » n’est pas seulement le développement du champ sémantique de la voix dans le cours du récit, associé par moments au discours direct des citations. Auquel cas se trouve ignorée la parole même du texte. Il faut dire que la référence lacunaire au travail de Michel de Certeau, sur l’écriture de l’histoire ( nous prenons appui sur cette référence dans le mesure où elle est citée également par Jeanne-Marie Clerc, et où Beida Chikhi l’utilise au moins deux fois dans son essai), pour pertinente qu’elle soit du point de vue de l’appel aux documents et aux sources dans l’écriture historiographique ne permet pas de rendre compte d’une manière suffisante de ce qui se joue dans une création littéraire. Beida Chikhi en retient essentiellement la technique de « feuilletage », organisant l’écriture historiographique, et qui consiste à convoquer les documents et les archives dans le corps du discours, quitte à cliver celui-ci, afin de traduire la pratique de recherche historique, fondée sur la collecte de témoignages divers, en récit et commentaire historique. Cependant il semble qu’elle n’ait pas complètement exploité ce que Michel de Certeau affirme à partir de cette analyse, à savoir que le réel passé, ce qu’on appelle même l’histoire, ne commence à exister en tant que tel que dans l’acte d’écrire :

‘Jouant sur les deux tableaux, à la fois contractuelle et légendaire, écriture performative et écriture en miroir, elle a le statut ambivalent de ‘faire l’histoire’, comme l’a montré Jean-Pierre Faye, et pourtant de ‘raconter des histoires’, c’est-à-dire d’imposer les contraintes d’un pouvoir et de fournir des échappatoires… 205

« Faire l’histoire » signifie précisément ici que l’écriture historienne ne représente pas un réel déjà donné, ou déjà connu : le savoir qu’elle produit se constitue à partir des sélections et des commentaires qu’elle pratique. Ainsi, à l’inverse de ce qu’on pourrait croire à propos d’Assia Djebar et d’autres écrivains algériens que l’essai de Beida Chikhi étudie également, ce n’est pas vraiment l’écriture littéraire de l’histoire qui constitue une nouveauté (en revanche évidemment, qu’il s’agisse d’une histoire de l’Algérie ou des colonisés leur confère un intérêt notable) ; et ce n’est pas cet angle de vue qui suscitait la réflexion de Michel de Certeau en 1975. Il le tenait pour un fait acquis. Mais il s’intéressait bel et bien au fait que le récit historique d’alors, dans bien des cas, manquait à son devoir de traduire et de transformer le matériau brut des citations de documents en connaissance culturelle nouvelle :

‘On constate aujourd’hui, il est vrai, qu’une masse grandissante de livres historiques devient romanesque ou légendaire et ne produit plus ces transformations dans les champs de la culture, alors qu’au contraire la « littérature » vise à un travail sur le langage et que le texte y met en scène « un mouvement de réorganisation, une circulation mortuaire qui produit en détruisant [citation de Julia Kristéva, Sèmeiôtikè. Recherches pour une sémanalyse, p. 208-245] ». Cela veut dire que, sous cette forme, l’histoire cesse d’être « scientifique », alors que la littérature le devient. Lorsque l’historien suppose qu’un passé déjà donné se dévoile dans son texte, il s’aligne d’ailleurs sur le comportement du consommateur. Il reçoit passivement les objets distribués par des producteurs. 206

Certes, cet essai date de trente ans, et son commentaire comparatif sur la production littéraire et la production historique doit être ramené à ce qui se faisait alors. En revanche le jugement négatif qui figure en fin de citation, sur la supposition d’un passé (ou de ce que l’écriture appelle le réel…) déjà donné qui se dévoilerait d’office dans l’écriture reste pleinement d’actualité.

Ainsi pour reprendre les analyses ci-dessus concernant L’amour, la fantasia, il nous semble impératif de repartir du travail dans le langage, spécifique à l’œuvre, pour dépasser des considérations forcément partielles aussi bien sur l’hétérogénéité du texte que sur sa capacité à figurer un réel historique ou des voix. Le roman d’Assia Djebar et Le Fou d’Elsa partagent cette dimension commune d’inventer une nouvelle subjectivité en faisant se confronter des discours divergents, et en créant un récit d’histoire collective : ce qu’on peut appeler leur voix ou leur parole spécifique, c’est cette subjectivité particulière, qu’il faut parvenir à étudier dans la matière même de l’écrit.

Notes
198.

Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999, p. 220

199.

Les épigraphes quant à eux étant de nature diverse : citations de Eugène Fromentin (Une année dans le Sahel), Ibn Khaldoun (Ta’arif), Saint Augustin (Confessions), Barchou de Penhoën (Expédition d’Afrique), puis deux articles de dictionnaire et une référence aux Sonates 1 et 2 de l’opus 27 de Beethoven, soit la sonate dite « Au clair de lune ».

200.

Idem, p. 258

201.

Jeanne-Marie Clerc, Assia Djebar – Écrire, trangresser, résister, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 87

202.

Idem

203.

Et de citer ici trois références des travaux historiques : Faire de l’Histoire.  « Nouveaux problèmes », Paris, Gallimard, NRF, 1974 ; Fernand Braudel, Ecrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969 ; Michel de Certeau, L’Ecriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1973 in Beida Chikhi, Littérature algérienne – Désir d’histoire et esthétique, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 153

204.

Idem, p. 153

205.

Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Bibliothèque des Histoires, NRF-Gallimard, 1975, p. 103

206.

Idem, p. 83