1. De la créolité au rythme, un rapprochement est possible

A. Validité du concept de « créolité »

Ces dernières années ont vu se développer de manière significative les recours à la pensée d’Édouard Glissant et l’application de certains des concepts forgés par le poète (notamment celui de « créolité ») à la critique des littératures maghrébines de langue française. Il suffit par exemple de regarder la bibliographie des articles du colloque « Paroles déplacées » 218 qui s’est tenu à l’École Normale Supérieure de Lyon en mars 2003 pour s’apercevoir que le travail d’Édouard Glissant à côté de celui d’Homi Bhabha notamment, est assez souvent nommé. Il se peut qu’il y ait des effets de mode en matière de critique, le courant dit post-colonial n’en est pas exempt, qui fait feu de tout bois… Néanmoins, dans la mesure où la « créolité » postulée par Édouard Glissant ne se limite pas aux Antilles, à la création qui s’y déploie, dans la mesure également où cette « créolité » a une vocation d’universalité, on peut sans doute dire que la définition de ce concept sous-entend une application à toute production littéraire contemporaine pour peu qu’elle soit marquée au sceau de la rencontre et de la transformation culturelles. Pour s’en rendre compte on peut suivre par exemple le cheminement de l’Introduction à une poétique du divers :

‘La thèse que je défendrai est la suivante : la créolisation qui se fait dans la Néo-Amérique, et la créolisation qui gagne les autres Amériques, est la même qui opère dans le monde entier. La thèse que je défendrai auprès de vous est que le monde se créolise, c’est à dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire – sans qu’on soit utopiste, ou plutôt, en acceptant de l’être – que les humanités d’aujourd’hui abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s’obstinaient depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles. 219

On aura compris que cette définition s’appuie sur la remise en cause d’une valeur idéologique sous-jacente à la notion d’identité : la valeur de pureté, souvent déguisée sous le masque de l’unicité ou de l’authenticité. Édouard Glissant constate le caractère composite de l’identité (si tant est qu’on puisse encore utiliser cette notion dans le contexte nouveau de multiplication des échanges et d’hétérogénéisation 220 des cultures), et plaide pour lui. Il y aurait donc quelques raisons tout autres que celles d’une mode de la critique pour éclairer aussi bien des œuvres algériennes qu’une œuvre française à la lumière des réflexions de Glissant. Les pays maghrébins sont susceptibles de se reconnaître dans cette turbulence provoquée par la perte des racines ancestrales, les flux chaotiques de population et la confrontation forcée ou désirée entre les cultures et les langues. Et un auteur comme Aragon lui-même réciproquement a travaillé explicitement de l’intérieur au décentrement de toute identité.

Toutefois entre le constat généralisant d’un monde en confluence et en mutation, et la justification d’une lecture des œuvres littéraires francophones au crible de la créolisation et du « chaos-monde » 221 , il y a un pas conséquent à franchir. On ne fait pas impunément d’une généralité un outil pertinent de lecture, d’autant que le problème posé est double.

Tout d’abord, en effet, l’affirmation du mélange culturel ne résout pas pour autant la définition des cultures en présence. Outre le risque de s’en tenir à des banalités (les cultures sont hétérogènes certes…), on peut craindre aussi que les notions d’hybridité ou de métissage ne changent rien à la difficulté politique et esthétique qu’elles étaient censées réduire. D’ailleurs à ce propos, Laurent Jenny par exemple, dans son article publié sur le site de Fabula et déjà cité précédemment, souligne ce point. En effet, là où Édouard Glissant parle plutôt de créolisation, c’est à dire d’un processus en cours, d’autres comme Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, dans leur Éloge de la créolité 222 , s’en tiennent d’une manière assez ambiguë à la conception d’un enracinement et finalement d’une langue et d’une culture « authentiques », ce qui ressemble fort à un retour au principe d’identité, même schématiquement défini 223  :

‘On ne doit pas se dissimuler que le simple renversement dialectique de l’idéologie puriste n’est pas simple. Disons tout d’abord que le risque apparaît grand de reconstituer une légitimité identitaire inverse mais symétrique de celle du maître, dans sa quête de fondation locale et linguistique. Si la Créolité s’ancre trop dans les spécificités historiques de la région Caraïbe, voire dans celles d’un certain nombre d’archipels épars sur la planète mais géographiquement définis, c’est sa pertinence comme modèle, son applicabilité générale qui risque de se trouver mise en question.. 224

Si on en revient donc à la créolisation plutôt qu’à la créolité, reste encore le problème d’appréhender l’hétérogénéité ou le brassage que ce processus effectue. Est-il possible de reconnaître dans le mélange « cette » culture et « cette » autre, l’enjeu est-il de repérer au fond telle identité délimitée et telle autre, avec laquelle elle rentre en contact ? Comment définir a contrario l’inédit du mélange ? Édouard Glissant est conscient du caractère ambigu de cette notion puisqu’il a soin de critiquer l’appellation de « métissage » :

‘La créolisation exige que les éléments hétérogènes mis en relation « s’intervalorisent », c’est à dire qu’il n’y ait pas de dégradation ou de diminution de l’être, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur, dans ce contact et dans ce mélange. Et pourquoi la créolisation et pas le métissage ? Parce que la créolisation est imprévisible alors que l’on pourrait calculer les effets d’un métissage. [Et de donner comme exemple le surgissement inattendu en Louisiane de la musique Zydeco, comme application à la musique cajun traditionnelle des rythmes et des pouvoirs du jazz et même du rock.] 225

La clé de cette mise en cause du métissage résiderait ainsi dans le caractère d’imprévisibilité dont on va voir que l’auteur l’emprunte à la théorie physique du chaos. Mais cependant, en l’état, l’exemple de la musique zydeco tel qu’il est avancé ne nous permet pas pour autant de définir la différence entre cette création et ses sources d’inspiration. On retombe alors pour appréhender le phénomène sur une analyse historique des sources, celle que nous avons précédemment déjà choisi d’écarter, dans une certaine pratique de l’intertextualité critique, parce qu’elle ne nous permet pas vraiment de mesurer en quoi le résultat serait une création originale, ni de suivre dans la puissance même de l’œuvre ce qu’elle transforme et comment elle suggère de façon inédite.

Apparaît donc ensuite la seconde difficulté qui est de passer d’une conception globale de l’hétérogénéité de la culture à l’étude d’une pratique circonscrite : celle de l’écriture littéraire. Certes l’œuvre d’Édouard Glissant semble bien réaliser en elle-même la complexité à multiples facettes annoncée par la poétique de la Relation : passant de la poésie à l’essai et à la théorie, de l’aphorisme à la narration, elle entrecroise les genres, les dépassant, et entrelace un livre à l’autre notamment par la pratique de l’auto-citation. Mais somme toute, remettre en question la clôture qu’implique la définition des genres ( ce que font aussi de façon notable Aragon, Assia Djebar et Rachid Boudjedra), ce n’est pas forcément changer les modalités de la parole (qui n’est pas réductible aux genres) de fond en comble. Pourtant Édouard Glissant indique bel et bien un projet et une démarche lorsqu’il définit son écriture comme une sorte de béance :

‘Je parle et surtout j’écris en présence de toutes les langues du monde. […] Mais écrire en présence de toutes les langues du monde ne veut pas dire connaître toutes les langues du monde. Ça veut dire que dans le contexte actuel des littératures et du rapport de la poétique au chaos-monde, je ne peux plus écrire de manière monolingue. C’est à dire que ma langue, je la déporte et la bouscule non pas dans des synthèses, mais dans des ouvertures linguistiques qui me permettent de concevoir les rapports des langues entre elles aujourd’hui sur la surface de la terre – rapports de domination, de connivence, d’absorption, d’oppression, d’érosion, de tangence, etc. – comme le fait d’un immense drame, d’une immense tragédie dont ma propre langue ne peut être exempte et sauve. 226

Cependant au-delà de la défense de la solidarité des langues du monde contre un universalisme que Glissant ramène à l’anglo-américain de base, cette co-présence aux langues du monde reste assez nébuleuse. Qu’est-ce, par exemple, que cette ouverture linguistique au sein du texte ? A partir de quels principes linguistiques l’analyser ? Il est tentant d’imaginer notamment l’écriture francophone au Maghreb justement comme cette ouverture du français vers l’arabe et le berbère, ouverture de ces deux langues (et toutes leurs variantes dialectales) vers le français ou interpénétration de ces trois langues réalisée par une parole en mouvement… Sans aller tout à fait jusqu’à ce brassage généralisé, on peut signaler au passage que Rachid Boudjedra, par exemple, présente sa propre pratique langagière en arabe comme une tentative de moderniser la langue classique voire archaïque du Coran, par adjonction de vocables empruntés au dialectal et au berbère :

‘En Algérie l’argot arabe est impressionnant d’ingéniosité, de finesse et de poésie. Les parlers arabes et berbères régionaux, aussi. Cette pratique de l’injection des parlers arabes, berbères et argotiques, je l’ai davantage développée lorsque je me suis mis à écrire en arabe. Lorsque j’écrivais, auparavant, en français, cette langue parlée algérienne ne pouvait pas trouver sa place dans un texte écrit en français. Et cela me manquait, cela me posait des problèmes parce qu’il y avait dans cette langue parlée des nuances extraordinaires, des significations déplacées, des déplacements de sens, toute une agilité qui était essentielle à la réalité que je décrivais ou à la poétisation d’un espace que je voulais recréer. 227

Cependant, injecter de l’argot par exemple, ce n’est présenter le langage que sous l’angle du lexique. Et il est fort dommage que l’écrivain algérien ne nous explique pas davantage comment fonctionne le déplacement de sens dont il parle, ni la poétisation qui en découle. On pourrait presque, hélas, trouver fort banale l’idée d’enrichir quantitativement et sémantiquement la langue par des ajouts venus d’autres langues ou dialectes, idée qui fondait déjà la démarche de Du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française au milieu du 16ème siècle. Et, en tout cas, l’ajout ici ne semble pas porteur d’une altérité telle qu’elle change la langue dans son identité…Plus intéressante peut-être est l’interaction entre le récit et le commentaire lexical, qu’on rencontre dans les trois œuvres ici choisies, quoique selon des modalités différentes, et qui ouvre non la langue, mais le discours aux cultures autres. Nous y reviendrons nécessairement lors de l’analyse textuelle.

En tout cas, l’écriture en face de toutes les langues dont Édouard Glissant se veut le promoteur, alléchante, bien que déjà partiellement explorée par tous les travaux sur la traduction en littérature, reste encore à définir. Il faudrait qu’on parvienne à réellement caractériser comment cette ouverture ou cette béance se manifeste dans le corps de l’écriture, à tous les niveaux : sémantique, syntaxique, prosodique. Comment déceler dans cette parole une manière spécifique d’être au monde ? L’éloge de la fugue d’une langue à l’autre, par la traduction et l’errance est vibrant, certes, dans le plaidoyer d’Édouard Glissant… mais comment cela se manifeste-t-il au ras du texte ? Et tant pis si la question semble triviale : il nous faut bien la poser si nous voulons rendre compte de ce que la littérature peut proposer d’inédit, et même d’indicible.

Or il se trouve que la même section de l’Introduction à une poétique du divers, « Langues et langages », suggère brièvement une direction en définissant la pensée en archipel constituée par cette nouvelle conscience de la relation qui fait le soubassement théorique des essais glissantiens : « une pensée systématique, inductive, explorant l’imprévu de la totalité-monde et accordant l’écriture à l’oralité et l’oralité à l’écriture» 228 .

Édouard Glissant n’en dit pas plus, c’est à dire qu’il n’entre pas dans les détails constitutifs de cette oralité 229 . Là pourtant pourrait se trouver le point de rencontre possible entre le concept général de créolisation et l’étude des littératures, notamment maghrébines et francophones, à condition toutefois de mettre en jeu une théorie critique qui n’est pas nouvelle et dont on a déjà parlé précédemment, bien qu’elle reste confinée (mais de moins en moins) dans les marges de la pratique universitaire. En nommant l’oralité d’un écrit, on touche justement au cœur de la réflexion théorique de Henri Meschonnic. Non seulement en effet on trouve chez ce dernier des outils linguistiques propres à corroborer ce qu’Édouard Glissant appelle la mise en accord de l’oralité et de l’écriture, mais en outre, sa réflexion débouche sur le lancement d’une anthropologie critique porteuse d’éléments essentiels pour la prise en compte politique de l’individuel et du collectif ce qui ne nous détourne en rien, au contraire, des préoccupations des écrivains maghrébins aux prises avec l’hégémonie occidentale en contexte post-colonial.

Notes
218.

Entre autres, Charles Bonn (dir.), Echanges et mutations des modèles littéraires entre Europe et Algérie, tome 2 des Actes du colloque « Paroles déplacées » (LERTEC, Université Lumière/Lyon 2), Paris, L’Harmattan, 2004

219.

Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 15

220.

C’est un néologisme, mais à réalité nouvelle, appellation nouvelle…

221.

Terme emprunté à Édouard Glissant.

222.

Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993

223.

On peut trouver une réflexion très intéressante à ce sujet dans l’article « Hybridités ambivalentes : sur le devenir des sujets promis », de Stéfan Nowotny, qui analyse la récupération de la notion d’hybridité par le culturalisme néo-raciste de l’extrême droite autrichienne ou hollandaise : http://libertaire.free.fr/Hybridites.html.

224.

Laurent Jenny, op. cité, p. 9

225.

Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, pp. 18-19

226.

Idem, pp. 39-40,

227.

Hafid Gafaïti, Boudjedra ou la passion de la modernité, Paris, Denoël, 1987, p. 62

228.

Édouard Glissant, id., p. 44

229.

Il faut dire que le jonglage avec les notions de langue et langage ne semble pas toujours très rigoureux d’un point de vue linguistique chez Glissant. C’est Daniel Delas qui en fait notamment la remarque dans un article sur l’opacité d’une langue à l’autre en contexte multiculturel, « Entre poétique et stylistique, l’écriture étrangère », in La force du langage – Rythme, Discours, Traduction . Autour de l’œuvre d’Henri Meschonnic, Paris, Champion, 2000, pp. 118-119. …dire que le poète est « un bâtisseur de langage » est banal comme l’est de dire que l’autre est entendu dans mon langage. Cela va de soi en quelque sorte. On retrouve là pour le regretter ce refus constant qu’oppose Glissant à toute définition rigoureuse des concepts linguistiques qu’il utilise, alors même que la problématique linguistique est au cœur de sa réflexion. Il ne cite aucune théorie de référence et l’on ne sait pas quelle est ici sa définition de langage, pas plus qu’ailleurs on ne saura si ‘discours’ est pris dans l’acception issue de Benvéniste,‘ langue/parole’ dans l’opposition issue de Saussure, etc. La problématique discutée jusqu’ici sur des bases assez claires devient floue, parce que formulée en des termes ni vérifiables ni falsifiables.