B. L’oralité du texte littéraire comme ouverture au corps.

En fin de premier chapitre (pp. 79-80), nous avons déjà exposé comment le travail d’Henri Meschonnic établit un rapport essentiel entre le corps et la signifiance du langage, par la mise en évidence de l’oralité dans l’écrit ou la parole. Nous avons vu notamment qu’il définit cette oralité comme la relation nécessaire entre le prosodique et le sémantique dans le discours. En d’autres termes, on peut, à propos du prosodique, parler de la présence du corps, ou du non-langage au sein même de la parole. C’est par exemple ce que réaffirme la fin de Critique du rythme, en l’opposant rigoureusement à la théorie structuraliste du signe :

‘A la différence du statut des choses dans le signe, le rythme, intérieur au discours, tout en étant langage, est le seul effet et l’activité du non-langage qu’est le corps. Statut particulier, à travers le sens, qui fait que le signe le laisse passer, sans le voir. Il est le discours des signifiants. Non un intermédiaire entre le corps et le langage, puisque le langage ne saurait avoir de frontières communes avec quoique ce soit du hors-langage. Individuel, collectif, indissociablement, le rythme est le dissident radical du sens, pour le signe. Mais pour l’anthropologie historique du langage, le rythme est la matière constante du sens, banal et unique à chaque fois. 230

Par quel biais cette affirmation du lien corps/langage est-elle susceptible de donner du grain à moudre à la réflexion sur la créolisation ? Nous pensons qu’elle est en prise directe sur la perception négative dont font état bon nombre d’écrivains francophones, quand ils évoquent l’obstacle de se dire dans l’autre langue, l’impossibilité qu’ils en ressentent.

On a déjà vu par exemple comment Assia Djebar fonde sa pratique d’écriture sur la tentative, jamais totalement réussie selon elle, de faire parler les femmes de son clan, réduites au cri, au murmure et au silence. On retrouve sous un autre angle une idée similaire chez Rachid Boudjedra, quand il s’associe à Saint John Perse en le citant : « Écrire, c’est ébruiter le charnel » 231 . Plus encore cette appréhension de la difficulté à écrire en français est postulée par les affirmations qui entourent son choix d’écrire en arabe (même si, on l’a vu précédemment, la « traduction » de ses romans est largement sujette à caution, selon El-Oghbia Bachir, et s’apparente à de la réécriture…) :

‘…j’ai éprouvé parfois plus de facilité en utilisant l’arabe que lorsque j’écrivais en français. Dans ce cas précis je me suis toujours confronté à la langue, à la difficulté d’exprimer en français ce que je voulais exprimer dans mon esprit en dialecte algérien, par exemple. Comment exprimer le dialecte populaire algérien, qu’il soit arabe ou berbère, dans mes romans écrits en français. Comment le traduire lorsqu’il s’agissait de le dire en français ? Cela avait l’air surfait.
[…]En un mot, aucune difficulté spécifique, au contraire ! Une certaine satisfaction finalement de l’ordre du désir réalisé mais en même temps la possibilité d’être en accord et en harmonie avec moi-même. 232

On pourrait rétorquer, à l’occasion de cette citation, qu’elle ne s’écarte pas d’une problématique déjà connue en matière de traduction, et qui se suffit très bien à elle-même sans qu’il soit besoin d’en passer par la théorie du rythme ni celle de la créolisation. On pourrait aussi souligner le fait que Rachid Boudjedra s’affirme ici à l’aise dans la pratique de l’écriture en arabe, et ne pose pas tout à fait le problème de « l’entre deux langues » formulé par Assia Djebar. Cependant, nous savons d’après la thèse citée plus haut qu’il a écrit ses romans différemment dans les deux langues, dans une sorte de tension qu’on peut au moins supposer puisqu’il s’est employé à présenter comme traduction ce qui semble être de l’ordre de la réécriture. Au-delà, il y a dans les propos de Rachid Boudjedra une apologie de l’arabe dialectal (que néanmoins il utilise semble-t-il très peu dans ses écrits en arabe) qui, en l’absence de tout fondement linguistique, ressemble à s’y méprendre au complexe du colonisé pris à rebours ! En effet, il réifie la langue arabe dialectale (en faisant sans cesse une confusion entre langue et langage qui rappelle celle déjà soulignée à la note 222 chez Édouard Glissant) en lui attribuant des qualités qui n’ont pas lieu d’être, quelle que soit la langue en question. On en aura un exemple, dans la citation suivante qui se trouve justement intercalée entre les deux extraits précédents :

‘…j’utilise beaucoup la langue parlée, la langue de la rue qui est une langue extrêmement exquise et subtile ; et en même temps extrêmement riche et subversive. C’est une langue presque hérétique. Je dirais que c’est une langue révolutionnaire. 233

Nous pensons que cette apologie n’est pas fondamentalement différente, dans sa motivation, des difficultés soulignées par Édouard Glissant et les écrivains de la Caraïbe, lorsqu’il s’agit d’écrire dans la langue étrangère - quand bien même elle serait pratiquée dès l’enfance - la singularité ( « l’opacité » dirait Glissant) de ce qui est ressenti dans la langue maternelle, d’autant plus quand les intéressés admettent pour eux-mêmes (malgré eux ?) le statut minoritaire de cette dernière. Ce ressenti est la présence du corps dans le langage, avec ses accents, son rythme spécifique.

Cependant, on aurait tort de séparer à ce point les colonisés ou ex-colonisés des autres dans leur vécu de la langue d’écriture. Rappelons au passage par exemple que même en France, la pratique des patois, y compris dans un contexte où ceux-ci se sont dégradés considérablement, crée les conditions d’un « entre langue », d’autant que ces dialectes, ou même une langue à part entière comme le breton avec ses variantes locales, ne disposent pas forcément des vocables nécessaires aux échanges autres que ceux de la vie quotidienne : langues nées de la vie rurale, elles ne disposent pas toujours du bagage linguistique qui permettrait des conversations scientifiques, techniques ou culturelles. Aussi la rencontre de la difficulté à dire, voire du blocage, est-elle beaucoup plus répandue que ne le laisserait entendre le discours sur la créolité. Édouard Glissant lui-même en convient implicitement, comme le fait remarquer Daniel Delas :

‘L’impossible à exprimer provient du fait que « l’expression, pour bien marquer cette non-autonomie, se frappe elle-même d’une sorte de non-pouvoir, d’un impossible »[citation tirée de Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Seuil, 1981, p.237]. Il ne s’agit donc pas d’une incapacité objective de l’une ou l’autre des deux langues mais d’un jugement d’incapacité porté prioritairement par le locuteur sur la langue dont le statut est minoré. Rappelons en effet que presque tous les cas de bilingualité individuelle renvoient à des situations diglossiques avec une langue de prestige dominant une langue vernaculaire péjorée (souvent d’ailleurs dénommée « patois » de manière méprisante par les autorités et par ses propres locuteurs). 234

Nous suivons Daniel Delas dans cette affirmation, et dans la certitude que chaque écriture parvient, dans la création littéraire, à sublimer l’incapacité ressentie, en faisant entendre quand même le corps et le sujet tout ensemble ; mais cela peut échapper à l’écrivain lui-même dans la mesure où la parole littéraire jaillit indépendamment d’une intentionnalité. A ce moment-là, on peut dire que le processus de créolisation est la dynamique première dans laquelle se place tout écrivain aux prises avec toutes les langues qui le traversent (créole, patois, régionalismes, langue maternelle autre, …), et aussi le silence qui l’habite. Autrement dit, la situation inverse de monolinguisme absolu serait finalement une abstraction et celle du plurilinguisme la plus communément répandue. C’est même sans doute ce qui constitue l’oralité à chaque fois spécifique d’une œuvre littéraire. Il nous semble qu’un des personnages intervenant dès la première séquence narrative du Fou d’Elsa d’Aragon ne dit pas autre chose, quand il élève la voix pour critiquer la mauvaise poésie, stéréotypée, qu’il entend autour de lui :

‘Rendez-moi rendez-moi l’obscurité de l’âme et le désordre d’être au fond
des cris roulés rendez-moi la clameur sans but et le psaume absurde où
s’ébroue un ballet d’ombre s’éprend de soi la soyeuse ténèbre ah rendez-moi
ce balbutiement profond où j’oublie enfin le martyre de mentir et la sujétion
des choses
J’appelle poésie un conflit de la bouche et du vent la confusion du dire
et du taire une consternation du temps la déroute absolue
J’appelle poésie aussi bien le cri que le plaisir m’arrache ou la phrase
écrasée avec une pierre
J’appelle poésie à la fois ce qui ne demande point d’être compris et ce
qui exige la révolte de l’oreille
Mais votre poésie ah non je ne l’appelle pas poésie 235

Notes
230.

Henri Meschonnic, Critique du rythme – Anthropologie historique du langage, Verdier, 1982, p. 705

231.

Hafid Gafaiti, Boudjedra ou la passion de la modernité, Paris, Denoël, 1987, p. 66

232.

Hafid Gafaïti, id., p. 147

233.

Idem, p. 147

234.

Daniel Delas, « Entre poétique et stylistique, l’écriture étrangère », in La force du langage. Rythme, Discours, Traduction. Autour de l’œuvre d’Henri Meschonnic, Paris, Champion, 2000, p. 115

235.

Aragon, Le Fou d’Elsa, Paris, Gallimard, 1963, p. 22