C. Présence du corps dans le texte, présence des accents

Il faut rappeler que l’étude du langage chez Meschonnic conduit à ouvrir une perspective trop peu explorée à l’heure actuelle dans la critique littéraire. Son travail porte sur l’implication de la prosodie dans l’élaboration du sens, non seulement la prosodie des allitérations et des assonances bien connue dans l’exégèse de la poésie, mais celle plus fondamentale des accents. Ajoutons à cela qu’une telle perspective supprime la distinction académique entre la poésie comme genre et le roman comme genre, puisqu’elle voit du poétique au sein de toute écriture littéraire.

Contre l’opinion généralement affirmée que le français est une langue non accentuée, Meschonnic montre au contraire que les accents y jouent un rôle très important pour l’émergence des significations. Au contraire des langues latines telles que l’italien ou l’espagnol, ou encore les langues germaniques, ou même l’arabe qui accentue non seulement les voyelles mais aussi certaines consonnes dites emphatiques, le français n’accentue pas les mots, mais il accentue comme toutes les autres langues les groupes de mots. Ainsi quand un mot est accentué, il l’est au titre du groupe qu’il représente et cet accent se trouve sur la fin. Cette première observation a une importance certaine quand on en observe les conséquences pratiques : puisque c’ est le groupe qui est porteur de l’accent, l’accentuation n’est jamais déterminable à l’avance.

‘C’est le discours qui, dans sa réalisation empirique, constitue et organise entre eux les groupes rythmiques. Ceux-ci sont des unités à la fois grammaticales et phonétiques, puisqu’ils remplissent des fonctions dans la syntaxe de ce discours et en structurent le continuum phonique. 236

Cette conception de l’organisation du discours présente l’intérêt de signaler le rôle de l’oralité (marquée par l’accentuation et le continuum phonique) au cœur même de l’écrit d’une part, et ce, qu’il s’agisse de prose ou de poésie d’autre part. Plus encore elle met l’oralité à la base de la constitution des sens possibles du discours, dans la mesure où ce potentiel est conditionné non exclusivement par l’ordonnance syntaxique, ni par le développement sémantique des énoncés, mais aussi par les différentes possibilités de discernement des groupes de mots dans la lecture, qui amèneront à accentuer tel ou tel terme et donc à le faire contribuer à la ligature du sens. La place manque ici pour engager l’étude détaillée d’un tel fonctionnement qui, de toutes façons, est disponible tout au long des publications de Henri Meschonnic, ou de Gérard Dessons entre autres, qui travaille avec lui. On peut juste signaler quand même que quelques autres accents s’ajoutent à l’accent de groupe :

l’accentuation par répétition d’un phonème (avec une primauté pour le consonantique)

l’accentuation d’attaque de groupe : accentuation portée par l’initiale d’un groupe rythmique, consonantique, ou parfois, plus rarement, vocalique (exemple : « Une-deux ! Une-deux ! »)

le contre-accent : contrairement à l’idée qu’en français deux accents ne sauraient se suivre immédiatement, Dessons et Meschonnic reprennent à Henri Morier 237 l’idée que son existence est banale en français, et qu’elle se rencontre par la combinaison des accent de groupes et des accents métrique, prosodique ou rythmique (exemple prosodique-rythmique: « de fracas et de fastes », ou la deuxième préposition est accentuée, par rappel consonantique de la première, ce qui juxtapose les accents sur de et sur fast). 238

Il faut retenir de cette perspective qu’elle inclut comme dimension constitutive du discours son phrasé : c’est à dire l’alliance des accents, de la ponctuation, et de l’organisation syntagmatique de l’énoncé. Ainsi se manifeste d’ailleurs non seulement l’oralité mais justement ce que nous avons signalé comme le corps dans l’écriture, avec ce que cela peut comporter d’impulsions inconscientes.

On voit donc tout le parti qu’on peut tirer d’une telle conception pour lire ensemble des textes maghrébins francophones et un poème-roman d’Aragon. Il y a une rencontre possible entre le surgissement imprévisible des productions de la créolisation, ce surgissement censé étonner la langue même dans laquelle il est formulé, et une théorie qui s’attache justement à repérer l’imprévu du sens dans la mise en jeu d’une relation prosodique, sémantique, métrique, bref rythmique. Chez Édouard Glissant la relation est décrite à tous les niveaux depuis les flux de population – et notamment le flux fondateur de la créolité, celui des esclaves déportés aux Antilles – jusqu’à la confrontation du créole et du français dans la pratique de l’écriture. La théorie du rythme de Henri Meschonnic est susceptible d’amener, semble-t-il, des éclaircissements quant à la nature poétique de cette relation : cette poétique naîtrait par exemple des confrontations entre tournures syntaxiques, lesquelles détermineraient une accentuation particulière susceptible de produire un rythme nouveau, transformation à la fois de la prosodie du français et de la prosodie du créole, et ou de la prosodie de l’arabe, du berbère … Bref, cette théorie pourrait bien permettre d’entrer vraiment dans l’écoute du parler spécifique à telle ou telle œuvre francophone, ou même directement française finalement. Seulement, on l’aura compris, tout reste à faire une fois le principe admis : aussi bien le travail linguistique de comparaison de la syntaxe et de la prosodie en arabe dialectal, et en arabe littéraire, et dans l’un ou l’autre parler berbère suivant la langue parlée par l’écrivain, et en français, que le travail d’analyse du rythme au sens de Benvéniste et Meschonnic dans chaque œuvre particulière.

Notes
236.

Gérard Dessons et Henri Meschonnic, Traité du rythme. Des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998, p. 122

237.

Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1975 (deuxième édition augmentée et refondue)

238.

Les exemples sont tirés du même livre, Traité du rythme, un manuel en fait, p. 142 et 155. Cf. Annexe en fin de la présente thèse.