2. Du rythme au chaos, l’aventure épique du sujet dans l’œuvre.

Toute la poétique du rythme suggère qu’écrire est une aventure. Le dire resterait de l’ordre de la banalité, si des justifications concrètes n’étaient données en même temps. Henri Meschonnic les apporte dans sa réfutation de ce qu’il appelle l’idéologie du signe, construite par le structuralisme :

‘A partir de Benvéniste, le rythme ne peut plus être une sous-catégorie de la forme. C’est une organisation (disposition, configuration) d’un ensemble. […]Le rythme est organisation du sens dans le discours. S’il est une organisation du sens, il n’est plus un niveau distinct, juxtaposé. Le sens se fait dans et par tous les éléments du discours. La hiérarchie du signifié n’en est plus qu’une variable, selon les discours, les situations. Le rythme dans un discours peut avoir plus de sens que le sens des mots, ou un autre sens. Le « suprasegmental » de l’intonation, jadis exclu du sens par les linguistes, peut avoir tout le sens, plus que les mots. Ce n’est pas seulement la hiérarchie du signifié qui est ébranlée, ce sont les divisions traditionnelles comme disait Saussure : syntaxe, lexique… Le sens n’est plus le signifié. Il n’y a plus de signifié. Il n’y a que des signifiants, participes présents du verbe signifier. 239

Ce qui s’apparente à l’aventure dont nous parlons, c’est que le primat accordé à la relation (rythme) et au mouvement dans l’écriture ( signifiant, participe présent du verbe signifier…) advient contre tout signifié préétabli, pour faire émerger une parole qui est action, située dans l’histoire, jamais encore dite de ce fait.

On comprend dès lors pourquoi Meschonnic définit sa critique du rythme comme une anthropologie : la prise en compte de l’oralité du discours abolit toute distinction entre littérature savante et littérature populaire, ou même d’ailleurs entre langue savante et langue ordinaire, ainsi qu’entre littérature écrite et littérature orale ; dans tous les cas, elle permet d’étudier dans l’énoncé l’histoire d’un sujet incluant cette partie du corps liée à l’écoute, l’interrelation à autrui, les poncifs qui les marquent et la remise en cause de ces mêmes poncifs par l’invention d’autres rythmes :

‘Le poème est un moment transitoire d’un je-ici-maintenant. Mais comme il est situé, il donne, au sens de Max Jacob, la sensation du fermé, tout en étant une unité ouverte. 240

L’appellation de poème vaut ici pour l’œuvre entière, qui est à elle-même sa propre unité ; le fait qu’elle soit située dans le temps, l’espace et la culture, ce qui se repère aux valeurs qu’elle produit, confirme du même coup la portée anthropologique de son étude, puisque cette dernière va justement pouvoir saisir l’historicité de ce « je-ici-maintenant », l’aventure dans le temps et dans la culture que l’écriture permet de faire vivre en quelque sorte au sujet qu’elle constitue. C’est à ce titre que nous reprenons une conclusion très féconde à laquelle aboutit Critique du rythme :toute création littéraire est épique, car elle est précisément le récit de l’aventure d’un sujet, une plongée dans l’inconnu, et une confrontation aux valeurs rencontrées dans le langage. Meschonnic à ce propos cite le philosophe Alain, formulant la perception intuitive de ce qui fait un poème : « Or le poème nous emmène, et tel est le sens de l’épopée. » (Alain, « Vingt leçons sur les Beaux-Arts » in Les Arts et les dieux, 1931). C’est dans cette dimension de l’épopée que Le Fou d’Elsa, La prise de Gibraltar et L’amour, la fantasia se rencontrent, non parce qu’ils raconteraient dans un style « épique » les combats de la guerre et de la conquête, mais parce que chacun à sa manière lance l’aventure d’une quête d’histoire, par la poésie. On voit bien dès lors pourquoi il ne faut pas s’arrêter à leur étiquetage en tant que romans pour deux d’entre eux, et poème pour le troisième : ils ont précisément en commun la même aventure. Il convient donc maintenant de réfléchir aux indices de composition accessibles à notre étude, à défaut, comme on l’a déjà dit, de pouvoir mener une étude comparative des langues en présence sous-jacente, l’arabe et le berbère.

Notes
239.

Henri Meschonnic, Critique du rythme, p. 70

240.

Idem, p. 709