A. Un exemple de récit combinatoire ou potentiel.

C’est à l’échelle de toute la composition, c’est à dire de l’œuvre en tant qu’unité, que nous allons pouvoir observer l’émergence d’une parole nouvelle, inattendue, parce que portée non par la causalité déclarée d’un récit « classique », mais par une structure en éclats où le lecteur doit lui-même retrouver sa trace prosodique et sémantique. Il est un exemple propre à la littérature arabe classique, que du moins les écrivains maghrébins lettrés connaissent, et que certains comme Rachid Boudjedra ou Abdelwahab Meddeb fréquentent par leurs lectures ; de surcroît cette structure en fragments semble accueillir dans sa composition les circonvolutions de la langue parlée et en jouer, par exemple à coup de digressions. Il s’agit de l’adab.

Soit un récit tiré du Livre des Animaux de Jahiz ( IXième siècle) et rapporté par Abdelfattah Kilito :

‘Un homme est perdu, la nuit, dans le désert ; et il lui faut, à tout prix, retrouver ses semblables. Il a peut-être, pendant le jour, semé des cailloux sur son passage, ses pas ont dû marquer des traces sur le sol friable qu’il a foulé, mais dans la nuit noire, ni les cailloux, ni les traces ne sont perceptibles. Le péripatéticien a sans doute de bons yeux, des yeux saillants, plus près des choses que des yeux qui seraient creux, mais il n’a pas des yeux de chat. Que va-t-il faire alors ? Malin comme un singe il recourt au procédé suivant : il se met à aboyer (incroyable mais vrai) […] bien entendu,s’il y a des chiens dans les parages, ils vont se mettre à aboyer à leur tour et ils signaleront (les chiens hantent généralement les lieux habités) au marcheur perdu la présence des habitations et des hommes. 241

On pourrait croire qu’ici s’achève le récit, une solution rapide se présentant. Pas du tout. Abdelfattah Kilito reprenant le récit de Jahiz nous montre que la situation est porteuse d’un passé en amont, un passé à explorer ; elle est aussi porteuse d’un devenir à choix multiples. On pourrait remonter à la source des problèmes du voyageur : pourquoi errait-il dans le désert ? comment ses traces s’étaient-elles formées et perdues ? A quel rite initiatique le portait la nécessité de perdre sa langue pour aboyer ? On peut aussi envisager toutes les conséquences possibles d’un tel acte : et si après avoir aboyé il ne retrouve pas sa langue ? Et si sa famille, sa tribu ou le sorcier le rejettent alors (ce qui fait qu’il se perdra une seconde fois…), à moins qu’on ne le musèle et le fasse taire ? Que dire alors d’une autre conséquence envisageable : les chiens sont étrangers, ne le reconnaissent pas et le chassent ? Plus extraordinaire encore, d’autres hommes eux-mêmes perdus, répondent à son imitation par d’autres aboiements. Ou bien le nomade finit par rencontrer un campement humain, où l’on parle une autre langue que la sienne : il se pourrait alors qu’il passe pour une bête, ne parlant pas la langue de ses hôtes. Et quand bien même il s’essaierait à parler cette langue étrangère, voilà que son effort d’imitation le métamorphoserait momentanément en singe sous le regard de ses hôtes, ce qui fait entre autres conclure à Kilito :

‘Paradoxe de l’imitation : on veut être comme, mais au bout du compte, on indique seulement sa séparation. On ne reproduit que ce qu’on n’est pas, et le comme n’a jamais été une identité. 242

Le récit de Jahiz a ceci de fascinant qu’il développe effectivement toutes les possibilités qu’il envisage : il ne faut pas s’attendre en le lisant à une résolution linéaire dans le temps ; il faut accepter de suivre les méandres d’une écriture qui travaille en boucles les potentialités de la situation première, revenant à celle-ci périodiquement pour en repartir. Ne nous arrêtons donc pas à la seule interprétation de ce conte comme parabole du bilinguisme 243 , ce que ne fait d’ailleurs pas Abdelfattah Kilito dans l’article cité. Le texte de Jahiz en effet nous convie à une expérience de pensée tout à fait réjouissante qui tire sa richesse de l’apparent désordre sur lequel elle s’appuie pour développer des solutions sur le plan de la subjectivité. Le texte pose d’emblée un problème : chercher des solutions adéquates pour sauver un homme en perdition, notamment du point de vue du langage. Et il traite le problème non dans la réalité, mais dans l’invention d’une forme de récit dont la lecture labyrinthique cerne au plus près ce qui fait l’humanité de cet homme.

De quoi s’agit-il au juste ? Le récit de Jahiz rapporté par Abdelfattah Kilito est travaillé par la forme de l’adab, sorte de récit ou de texte potentiel dont les nombreuses circonvolutions évoquent au moins par analogie l’univers des fractales. Une des intuitions de ce développement est que les œuvres choisies pour cette étude construisent la spécificité de leur dire par référence à la parole conteuse, qui peut aussi être chant épique, d’où une rencontre inattendue de leurs rythmes avec l’adab de la littérature classique arabe qui en était lui-même imprégné. Or précisément les jeux de continuité dans la rupture et de différence dans la similarité ouvrent ces œuvres sur la transformation chaotique non seulement du français mais aussi vraisemblablement de la langue maternelle des auteurs.

Ce que montre très bien Kilito quand il rapporte le récit de Jahiz, c’est le progrès de la narration par itérations puis transformations successives : chaque nouvelle potentialité est rattachée à la situation initiale du nomade, et développe cette dernière dans une direction ou une autre, à la recherche moins de solutions que de découvertes dans la configuration aléatoire du réel. Ainsi l’adab est-il marqué par un rapport au temps très particulier où chaque nouveau développement contient à la fois le passé, le présent et l’avenir sans préjuger du déroulement global du récit ni de son issue. Pour définir l’adab, dans son acception narrative (car par ailleurs dans la culture arabe classique la notion d’adab peut aussi renvoyer à la culture et aux bienséances dans leur ensemble), on peut emprunter à Abdelwahab Meddeb la réflexion qu’il fit lors du colloque déjà cité précédemment :

‘Ce qui caractérise telle méthode [celle de l’adab], c’est la dissémination et la discontinuité. L’information est divisée au gré de la mêlée des genres, sans que la rigueur se dilapide. […] Ainsi le texte entretient l’illusion d’une genèse orale sans succomber pour autant à l’inflation propre à ce débit. Un tel état du texte ne sied pas à l’esprit « classique » des orientalistes ; en telle procédure, ils ne voyaient qu’absence de charpente, désordre, incapacité de rassembler, d’articuler, de classer. 244

Et de donner un peu plus loin l’exemple critique des Mille et Une Nuits, autre référence essentielle du récit arabe, malencontreusement traduites et publiées sous un classement thématique par René Khawam chez Phoebus, quand il aurait fallu au contraire en préserver le « désordre » structurel, porteur de sens et de civilisation, au lieu d’en dénaturer le rythme. L’intérêt de cette définition saisie dans le vif d’un entretien est double. D’une part elle expose le conflit de deux mises en ordre de la pensée, en soulignant la déperdition de sens qu’une lecture « orientaliste » peut infliger à un texte « oriental ». Il y a pour un(e) lecteur(trice) français(e) toujours une leçon à tirer de la réduction que nous faisons subir aux œuvres lors de nos opérations de classement ; et la nécessité qu’il y a à lire les textes classiques arabes. D’autre part cette définition met en évidence la complexité de l’adab qui crée de la signifiance, c’est à dire un continu, avec de la fragmentation, rejoignant en cela l’aventure épique dont nous parlions plus haut. On peut tenter de modéliser le phénomène par un détour vers l’univers des fractales.

Notes
241.

Abdelfattah Kilito, « Les mots canins » in Du bilinguisme, Paris, Denoël, 1985, pp. 205-218

242.

Idem, pp. 213-214

243.

Dans l’entretien qui fait suite à la communication de A. Kilito, certains participants néanmoins ont souligné ce qu’il pourrait y avoir de désabusé dans une chute du récit où le nomade finalement se retrouverait étranger aux autres. Abdelhaï Diouri évoque la violence qui « chiennise » les gens, leurs relations, et Michel Bouvard appelle les bi-, tri-, polylingues à ne plus avoir peur de la nuit, de la perte d’identité, du risque de l’aboiement dans le désert (p. 223)… Mais quant à nous , nous nous référons à l’idée très glissantienne que la différence qui surgit lors de la créolisation de la langue est au contraire porteuse de créativité.

244.

Ibidem, p. 221