B. Du désordre à l’ordre du chaos.

Quoique la démarche pose un certain nombre de problèmes qui peuvent faire polémique, c’est vers les mathématiques appliquées à la physique contemporaine, dans leur effort pour modéliser l’irrégularité et la turbulence, que nous nous proposons de regarder.

Certes, l’ « affaire Sokal » et les violentes querelles qu’elle a suscitées entre 1995 et 2000 doivent inciter à la prudence 245 . Nous tenons aussi en grande estime la critique que le philosophe Jacques Bouveresse adresse à une dérive pseudo-mathématique qui a été et est encore à la mode dans certaines pratiques de la philosophie et de la théorie critique 246 . Pour autant la querelle n’est pas nouvelle dans son principe 247 et l’analogie, identifiée comme telle ne doit pas inhiber la moindre tentative d’utiliser telle notion, même sous forme métaphorique, quand elle permet de se représenter une forme ou un processus : elle a alors valeur d’exemple. C’est pourquoi, à condition de s’entourer de précautions quant à la définition des termes employés et des analogies auxquelles ils peuvent faire penser, il ne semble pas illicite de faire appel à certaines observations relevant de la physique dite du chaos pour caractériser le principe de digression et de dissémination qui fonde certains textes.

Tout d’abord, la notion même de chaos doit être ici précisée. En effet, lorsque les physiciens appréhendent les phénomènes marqués par l’irrégularité et la turbulence, ils ne les envisagent pas comme produits par le seul hasard, sinon à quoi bon tenter de les étudier ? Ils parlent d’un chaos déterministe, ce qui est tout un programme. Bien que cette appellation semble sémantiquement contradictoire, elle permet pourtant de rendre compte de ce que la matière ou les phénomènes dynamiques en apparence aléatoires sont néanmoins organisés suivant des modalités qui sont à étudier. Ainsi le chaos n’a plus ici tout à fait la signification qu’il avait en grec ancien où il renvoyait au vide originel, à l’espace infini et au désordre. Il signale seulement le fait que les phénomènes qu’on regroupe sous son nom se produisent selon une causalité non linéaire, qui échappe largement à l’observation, et qui nous les fait donc prendre pour des événements de hasard alors que ce n’est pas le cas. Donc ce chaos est déterministe dans la mesure où on peut trouver ces causes et leur combinatoire. Les phénomènes concernés sont dynamiques, c’est à dire dotés d’une force, d’une capacité de transformation au cours du temps (ils ne sont pas en équilibre), et ils sont soumis à des interactions plus ou moins aléatoires. Le fait que les interactions sont nombreuses rend le phénomène difficilement prévisible, tant les variables qui font son dynamisme peuvent être fines, indécelables. Ce fait n’a vraiment été théorisé qu’au 20ème siècle bien qu’il soit connu depuis longtemps maintenant ; il a notamment été repéré par Poincaré lorsqu’il observait dans l’aire de révolution des planètes du système solaire de légers décalages par rapport au mouvement calculé par Newton : « Un cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard ».

Cette conception est relativement facile à comprendre lorsqu’il s’agit de phénomènes météorologiques par exemple (on reconnaît la métaphore maintenant éculée du battement d’aile de papillon engendrant un cyclone quelques milliers de kilomètres plus loin et quelques jours plus tard… ). Mais il semblerait qu’elle puisse aussi entrer en jeu dans la compréhension de la créativité d’une part, dans l’analyse de la lecture, créatrice de signification, d’autre part. En ce qui concerne la créativité sous toutes ses formes, son surgissement inopiné après un long travail infructueux a déjà fait l’objet d’un rapprochement avec l’idée de chaos déterministe. Quelques anecdotes l’illustrent, comme celle d’Archimède découvrant le moyen de calculer la quantité d’or contenue dans la couronne du roi en entrant dans sa baignoire et en faisant monter le niveau d’eau (Eurêka !) ou celle de Poincaré trouvant la solution d’un problème de mathématiques sur lequel il était bloqué depuis des mois en se hissant sur le marchepied d’un omnibus. Ces récits mettent en scène l’incongruité du jaillissement de la solution par rapport aux actes banals auxquels se livraient alors les inventeurs de la trouvaille. Mais à supposer qu’on puisse plonger dans leur imaginaire, on finirait sans doute par trouver qu’un changement très mince de perspective ou d’angle de vue, provoqué par cette même action banale, a permis soudain de parvenir au résultat. On peut aussi se représenter le moment de la trouvaille comme celui de la convergence entre des mouvements de pensée (donc de langage) situés auparavant sur des plans différents dont le penseur pendant longtemps n’a pas vu l’articulation, alors que tout à coup c’est ce point de convergence qui lui apparaît :

‘L’effort mental du créateur peut être décrit comme formant des cercles autour du problème ou de la tâche créative, bifurquant vers de nouveaux plans de référence, retournant au premier plan, se ramifiant vers un autre ou vers des plans situés au cœur d’autres plans. Cet effort mental engendre un flux loin de l’équilibre qui déstabilise les cycles limites de la pensée usuelle. Il a également pour effet de coupler et de bloquer en phase la rétroaction entre plusieurs plans de référence et d’engendrer spontanément un début d’auto-organisation.
L’aptitude à sauter d’un plan de référence à un autre tout en couplant différents de ces plans semble dépendre de la sensibilité du créateur aux nuances. 248

Il pourrait être fructueux d’appliquer cette notion de rétroaction à l’analyse du texte littéraire. En effet, non seulement le surgissement des digressions mais aussi tout le travail de correction et de réécriture dont l’œuvre est le produit et qui installe d’office la lecture au cœur du processus d’élaboration du rythme, constituent vraisemblablement des détournements de plan avant la convergence rythmique finale. L’expérience de lecteur que revendique Aragon, et dont nous avons déjà fait état, va évidemment en ce sens. L’accumulation même des digressions procède à la fois d’une itération ou répétition d’une même action de détournement du plan précédent de l’écriture, et d’un changement : dans le rythme, tout nouvel ajout vient remettre en cause de l’intérieur l’échafaudage précédent. Dans le cours de l’adab, par exemple, chaque digression ou chaque boucle de rétroaction, à la fois pousse une nouvelle potentialité dynamique du récit et transforme irrémédiablement le sens précédent, de telle sorte que celui-ci se modifie de proche en proche par accumulation et entrelacement. Cette organisation de la parole conditionne également la lecture. On sait que la lecture n’est pas linéaire : les yeux balayent les segments de phrase, les lignes, la page ; le phénomène global de la ponctuation, non réductible aux signes de ponctuation, guide ce balayage et fait que le sens même de la parole se constitue non de façon totalement logique, mais par répétitions successives, et contamination de proche en proche des signifiants. Pour peu que le texte soit digressif, ce phénomène mouvant de balayage et d’itération est décuplé, et favorise la mise enjeu de la subjectivité du lecteur dans la lecture.

Notes
245.

Pour en prendre connaissance, on peut se rapporter d’une part au livre que Sokal et Bricmont ont publié à la suite du canular de Sokal dans la revue Social Text ( Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997), d’autre part aux archives de journaux comme Le Monde ou Libération qui se sont fait largement l’écho de la polémique entre 1996 et 1997, ainsi qu’à un numéro de la revue Alliage qui fait le point sur les retombées de cette affaire (sous la dir. de Baudoin Jurdant,  Impostures scientifiques. Les malentendus de l’affaire Sokal, Alliage, n°35-36, été-automne 1998, Paris/Nice, La Découverte-Alliage)

246.

Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles-lettres dans la pensée, Paris, Raisons d’agir, 1999

247.

On en trouve un intéressant historique dans le livre de Paul Braffort, membre de l’Oulipo, Science et littérature. Les Deux cultures, dialogues et controverses pour l’an 2000, coll. Jardin des sciences, Diderot Multimedia, 1998, qui fait remonter ces controverses à la querelle des Anciens et des Modernes en France au XVIIème siècle

248.

John Briggs et F. David Peats, Un miroir turbulent, Paris, InterEdition, 1991, p. 194