C. Le modèle de l’image fractale.

L’image finale rendue par une telle structure a justement été modélisée en physique mathématique pour permettre de rendre compte de phénomènes irréguliers comme une côte rocheuse, un flocon de neige, une soudure de matériaux différents ou encore pour figurer le processus qui conduit à la naissance d’un cyclone, un raz de marée ou même l’évolution d’une maladie cardiaque. Il se trouve que cette image, projection idéalisée du phénomène, est d’une remarquable homogénéité d’un phénomène chaotique à l’autre, ce qui laisse penser aux physiciens qu’il s’agit d’une dimension universelle de la nature : elle peut être décrite comme une arborescence, tel l’arbre pulmonaire, la structure des cristaux de gel ou un agrégat de limaille de fer sur un aimant… Pour réaliser cette modélisation qui permet de décrire de manière simplifiée l’irrégularité itérative de la nature, les physiciens ont recours à des fonctions mathématiques appelées « fractales ». Leur nom a été inventé par le premier théoricien qui les a mises au point, Benoît Mandelbrot, à partir du participe passé latin « fractus », pour « irrégulier ou brisé », et du mot fraction. Il y a une raison à cela, c’est que la plus petite unité de la structure s’obtient par réduction fractionnaire de la plus grande. Ainsi, chaque unité d’un rang donné est un reflet exact de l’ensemble des unités de rang supérieur. Bien entendu, cette figure peut se dérouler à l’infini, aussi bien dans le sens de l’infiniment grand, que dans le sens de l’infiniment petit, tout en portant le paradoxe d’être finie : Benoît Mandelbrot donne l’exemple d’une côte rocheuse, limitée dans l’espace, mais dont chaque facette est susceptible d’être réduite à un enchaînement de fragments similaires à la facette qu’on vient de réduire. Il faut préciser que ce qui est strictement auto-similaire dans la figure géométrique de la fractale ne l’est pas dans la nature : la même côte rocheuse ou l’arbre pulmonaire présentent des accidents, des fantaisies de forme que ne présente pas la figure mathématique. Mais cela n’invalide pas le modèle mathématique comme schématisation du rapport entre infini et finitude dans le phénomène. On retrouve donc de manière métaphorique la réflexion sur l’immanence et la non immanence qui occupait le chapitre 2 de ce travail. En ce qui concerne le texte littéraire, on peut faire la même remarque : il ne se contente pas de redire indéfiniment la même chose. Mais la théorie du rythme n’est pas étrangère aux anagrammes de Saussure : elle tient compte du fait que ce qui signifie dans l’œuvre s’entend en écho de la plus petite unité de sens, à la plus grande, et se développe donc en arborescence tout au long de la lecture.

La portée de cette figuration fractale est telle que d’autres secteurs des sciences humaines réfléchissent à l’application de la nature fractale des phénomènes à leur propre discipline. Les rêves humains par exemple semblent avoir à faire avec une telle structure :

‘Les chercheurs pensent [le psychiatre Montague Ullman et d’autres, aux Etats-Unis], que l’  « histoire » du rêve renferme des répétitions des principaux soucis du rêveur. Des réflexions de ces soucis peuvent se retrouver tant dans l’histoire globale que dans les détails de plus en plus fins.
L’attrait de l’objet fractal est peut-être dû en partie au fait que, dans chacune de ses parties, on retrouve une image du tout, une image dans le miroir. 249

On aura reconnu au passage dans cette reproduction en abîme les principes de métonymie et de synecdoque dont on sait depuis Freud qu’ils organisent le rêve. Mais la modélisation fractale nous montre en outre que chaque occurrence est solidaire des autres et que c’est la mise en relation - ou le mouvement qui pousse à la solidarité globale- qui sont porteurs de la créativité du rêve. Finalement, qu’il s’agisse des parties du rêve, des fragments du récit potentiel, ou de la mise en relation d’accents, de structures syntaxiques ou même de mots empruntés à des langues différentes, il semblerait qu’on en revienne sans cesse à la prise de conscience d’un continu de la signifiance, non pas malgré l’hétérogénéité des éléments en présence, mais précisément en raison de leur caractère hétérogène : c’est parce qu’ils sont composites qu’ils se répondent, prosodiquement, rythmiquement, dans un résultat qui semble aléatoire ou imprévisible – et pourtant une étude serrée du détail de leurs relations permettrait exactement de reconstituer ce qui les fait s’accrocher les uns aux autres. En outre, chaque nouvelle lecture est à même d’y déceler un nouveau rythme, pour peu que la formulation écrite soit porteuse de suffisamment d’ouverture, et de possibilités de combinaisons.

Notes
249.

Idem, p. 111