D. Chez Glissant, une esquisse imprécise.

Il se trouve que les propriétés du modèle fractal ne sont peut-être pas étrangères à la réflexion d’Édouard Glissant quand il développe sa définition du « chaos-monde ». Le volume III de sa Poétique fourmille par moments de références directes ou indirectes au lexique de la physique contemporaine, mais sans toutefois qu’il produise de justification sur leur utilisation. Il adopte en quelques sortes la position de la plus grande ambiguïté sur le sujet, en maniant la prétérition :

‘Nous n’aborderons pas à cette turbulence par les moyens que mettent en œuvre les théoriciens et les apprentis du Chaos. Nous ne disposons pas des ordinateurs qui eussent pu suivre les flux des cultures, les nœuds des poétiques, la dynamique des langues, les phases des histoires confrontées. Faut-il souhaiter qu’un jour notre imaginaire de la Relation puisse être confirmé dans les formules que nous lirions sur l’écran de la machine ? L’accident, qui est le bonheur du poétique, est-il apprivoisable par les circuits ? Les turbulences du chaos-monde seraient-elles ainsi (dans et par l’analyse instrumentale) apparentables à celles du Chaos ? Quelles seraient donc les conséquences d’une telle intrusion ? 250

Turbulence, nœuds, phases… tous des termes empruntés au lexique de la physique du chaos, qu’il est sans doute facile de manier en s’en jouant. Mais il est assez décevant de constater que toute cette terminologie figure de manière presque strictement ornementale dans le texte ci-dessus, d’autant qu’une approche scientifique symbolisée par le recours à l’ordinateur y est justement repoussée. Que dire alors des majuscules attribuées au chaos, et à la relation, si ce n’est qu’elles allégorisent le phénomène, dans une démarche volontariste de « poétisation » qui cherche à s’opposer à la démarche de l’analyse et de la science ? On trouve confirmation de cette contradiction entre désir de science, de façade, et refus de cette dernière dans un autre passage qui plaide contre la technique, en affirmant de manière assez convenue les limites de la machine et la vulnérabilité des systèmes informatiques aux virus :

‘J’ajouterai, dérivant follement dans l’hypothèse, que le virus manifesterait la nature fractale du système ; ce serait le signe de l’intrusion du Chaos, c’est-à-dire l’indicateur irrémédiable du caractère asynchrone du système. On imaginerait ainsi cet autre inimaginable : l’ordinateur, l’instrument privilégié de l’analyse du Chaos, serait envahi, habité par celui-ci. […] L’obstination de la pensée analytique permet de différer à l’infini cette perspective. Mais en vérité, seul l’imaginaire humain n’est pas contaminable par ses objets. Parce que, seul, il les diversifie infiniment, les ramenant tour à tour à un éclat d’unité. Le dernier moment de la connaissance est toujours une poétique. 251

On appréciera si on veut la virtuosité avec laquelle la digression sur l’ordinateur vient suggérer la connaissance que l’auteur aurait de certains concepts, comme celui de fractalité, qu’il met lui-même en scène par le truchement mimétique de la digression, et par la mise en abîme du chaos dans un développement sur le chaos-monde… Mais comment échapper au sentiment que ce développement reste gratuit, bien qu’il n’hésite ni à la grandiloquence, ni à l’affichage d’un lexique technique, sans autre forme de justification qu’un élan oratoire ? Alors que le concept de « relation » est porteur d’une remise en question idéologique importante – remise en question de l’individu centré sur son identité et dans l’exclusion d’autrui – les artifices d’éloquence, et la dérobade quant à la justification des outils de pensée proposés aboutissent à un retour en arrière sur des valeurs convenues : celles d’un humanisme individualiste célébrant l’  « imaginaire humain » dans une généralité qui n’invente rien.

Si nous avons tenu à souligner de tels passages c’est pour mieux plaider la cause d’une recherche de connaissance critique des textes littéraires, qui accepte de réfléchir à ce que ces derniers ont d’inattendu et de créatif. Cela vaut mieux qu’un survol. Le recours au modèle fractal n’est pas là pour « faire scientifique » ; il a seulement le mérite de figurer la matérialité dynamique de la signifiance, et d’inciter à étudier cette dernière. Il s’agit donc de prendre Édouard Glissant aux mots : cherchons vraiment à discerner comment l’imaginaire  « diversifie » ses propres objets dans l’écrire, pour les ramener à un « éclat d’unité »… Travaillons sur la fractalité du texte.

Notes
250.

Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Poétique III, Paris, Gallimard, 1990, p. 153

251.

Idem, p. 154