Chapitre I : Quand le texte poétique se lit à rebours

A. De la relecture d’un verset du Coran

Dans le travail très soigneux de collecte des intertextes du Fou d’Elsa, et d’analyse de leur fonction, Hervé Bismuth met en évidence le retour sur information que produit le texte à la suite d’une épigraphe, ou que produit également le Lexique final à la suite de l’œuvre tout entière. Un exemple probant en est l’insertion d’un passage du Coran en épigraphe de la cinquième partie du Fou d’Elsa :

‘Détestable est la pluie de ceux qui ont été avertis.
Coran
(Sourate XXVII, verset 59) 259

Ce commentaire qui condamne les incroyants vient, dans le Coran, après le récit du châtiment divin de Sodome et Gomorrhe. Il juge et souligne le bien-fondé du châtiment. Cependant, que l’on connaisse ou non le texte coranique 260 et le récit biblique, la lecture de ce qui fait suite, soit toute la cinquième partie du Fou d’Elsa et notamment son poème d’ouverture, « Le malheur dit », se met à produire une signification nouvelle ou particulière, hors contexte coranique. Cette signification autre, que Maryse Vassevière a attribuée à un « discours de contrebande » 261 inscrit en filigrane dans Le Fou d’Elsa, Antoine Vitez aussi semblerait l’avoir perçu :

‘La Grenade attaquée de l’extérieur, minée de l’intérieur et qui finit par s’effondrer renvoie à une autre citadelle, bâtie au XXe siècle, dont Aragon fut à la fois le Medjnoûn et Boabdil. Comment ne pourrait-on pas lire au présent des lendemains de 1956 et du rapport Krouchtchev l’épigraphe de la cinquième partie.[…]Antoine Vitez ne la lisait sans doute pas autrement, lui qui déclarait qu’en lisant les poèmes du Fou d’Elsa « d’une certaine manière, on pouvait entendre les vraies pensée d’Aragon sur le communisme, ville rouge menacée de l’intérieur, assiégé de toutes parts, et muraille fêlée». 262

En effet, si on procède à une lecture rythmique de ce verset d’une part, et de certaines des dernières strophes du poème « Le malheur dit » qui lui fait suite d’autre part, on peut confirmer la possibilité d’une telle lecture en mettant en évidence la force de suggestion du texte poétique dans sa prise en compte de la signifiance du verset coranique lui-même.

Tout d’abord, on peut scander le verset coranique traduit, de la manière suivante :

Dans ce verset de 15 syllabes, la césure se fait après « pluie », ce qui organise la phrase en deux parties, la première de 6 syllabes, qu’on entend comme un début d’alexandrin, et la seconde de 9 syllabes réparties en 2 puis en 7 syllabes. Pourquoi proposons-nous une telle répartition qui coupe le nom de son complément du nom (« la pluie de ceux  qui…») ? Justement parce que l’organisation métrique omniprésente dans l’ensemble de l’œuvre (sous forme d’alexandrins mais aussi plus nettement encore de décasyllabes et d’octosyllabes) conditionne l’appréhension du verset. De ce fait, et par l’antéposition de l’adjectif « détestable », le début de l’épigraphe associe fortement les deux termes accentués : détestable/pluie, en démarquant de l’ensemble la proposition principale (détestable est la pluie…) et en reléguant un peu plus loin le reste de la phrase. En même temps il y a une tension inévitable entre la métrique, qui situe la césure après « pluie », et la syntaxe qui associe le nom et son complément du nom, élargi d’une proposition relative, qui enjambe en quelque sorte la césure. Tension d’autant plus nette que l’accent prosodique marqué par la répétition du [t] associe « détestable » avec « été avertis », ce qui fait rejaillir le jugement de valeur et le justifie en même temps : c’est bien le fait d’avoir été avertis, qui rend les habitants de Sodome et Gomorrhe détestables… ils auraient pu agir en connaissance de cause, en cessant leurs pratiques. On voit nettement ici comment l’accentuation du texte en souligne le discours argumentatif.

On va voir ensuite quelle lecture de la citation est autorisée par le poème d’ouverture de la Cinquième Partie. En effet l’importance du présent dans le jugement négatif du verset (Détestable est la pluie), fortement mis en tension avec le passé composé à la voix passive (ont été avertis) se comprend après coup, après lecture du poème « Le malheur dit », qui tout en annonçant la tragédie de Grenade détruite, ramène ce passé au présent de l’énonciation poétique. Pour dire les choses d’une manière moins sibylline avant de citer trois des cinq dernières strophes de ce poème 263 , la prédiction du malheur dans le passé devient dévoilement du malheur dans le présent, qui est celui du poète locuteur :

On peut récapituler les termes de ce parcours sur trois strophes. Les décalages entre pauses métriques et syntaxiques des octosyllabes en mettent trois en valeur :

« L’histoire est la mienne, même amour, même honte / mon implication est entière et dans cet amour et dans cette honte qui suggère le retour critique sur le présent ou le passé récent ».

« Ma parole conteuse est miroir et écho, elle est déguisement de la réalité présente dans le récit du passé de Grenade ».

« La tragédie en tant que poème ensemence l’avenir qui se love dans le présent ».

Autrement dit, le poème actualise l’épigraphe et lui donne une signification rétrospective en surimpression sur la parole coranique. Il n’y a pas là à proprement parler de surprise dans une œuvre dont le propos tout entier est d’interroger l’histoire et de corriger les a priori idéologiques que véhiculent les discours des vainqueurs (comme l’annonce le Prologue du Fou d’Elsa) ; il n’y a en somme – mais la négation ici n’a pas le sens d’une concession ou d’une atténuation, au contraire c’est la reconnaissance d’un fait de premier plan – il n’y a donc en somme que la réalisation pertinente, par le rythme poétique, d’une écriture qui est en permanence la relecture et la transformation subjective de l’histoire. Quand bien même cette histoire serait biblique puis coranique, grenadine enfin, avant que d’être l’histoire du temps présent en train de se vivre. C’est la raison pour laquelle il nous semble plus important de valoriser la signifiance de la lecture à rebours du texte, que la mise en évidence d’une transgression par rapport au rôle « traditionnel » des citations en épigraphe comme le fait Hervé Bismuth :

‘…la lecture du texte présenté sous la carte de visite de l’épigraphe est, certes, orientée par la présence de cette épigraphe, mais du même coup l’épigraphe isolée de son cotexte ne peut se lire le plus souvent – en particulier si son cotexte est méconnu du lecteur, et c’est le cas, rappelons-le, de la plupart des épigraphes du Fou d’Elsa – qu’à la lumière du texte qu’il présente. On assiste ainsi à un véritable détournement de la fonction traditionnelle de la citation, où c’est le texte cité qui prend son sens à partir du texte qui l’inclut, véritable contresens264 à prendre au pied de la lettre.265

Comme ce propos d’ailleurs prend justement pour illustration la citation du verset du Coran que nous venons d’analyser, notons au passage que le jeu étymologique n’a pas toujours de justification en soi, et que l’utilisation du terme de contresens n’est pas forcément pertinente : de la même manière que le texte religieux est avertissement, en ce qu’il est manifestation de la parole divine révélée, de telle sorte que le récit au passé est toujours en même temps l’annonce de ce qui est ou va avoir lieu, de la même manière la parole poétique révèle la présence du passé, qui n’est pas une reproduction du passé mais une anticipation sur l’avenir. Selon des modalités différentes, c’est le même phénomène de lecture à rebours que l’on voit se produire autour de la présence du Lexique final du Fou d’Elsa.

Notes
259.

Aragon, Le Fou d’Elsa, p. 307 – Hervé Bismuth qui a fait le remarquable travail de référencer toutes les citations et les insertions dans l’œuvre signale que la traduction utilisée par Aragon est celle de Régis Blachère.

260.

D’autant que le texte coranique en traduction peut donner des énoncés assez différents les uns des autres. Pour mémoire nous citons à l’appui la traduction du même verset faite par Kasimirski dans l’édition de la SACELP en 1981 : Nous avons fait pleuvoir une pluie de pierres. Quelle fut terrible, la pluie qui tomba sur ces hommes qu’on avertissait en vain !

261.

Maryse Vassevière, « La métaphore de Grenade ou l’inscription du temps dans Le Fou d’Elsa », Le Rêve de Grenade, Actes du colloque déjà cité, pp. 134, 138, 143. Cet article met clairement en évidence le rôle central de la partie intitulée « Safar » (pp. 288-306), et notamment le récit du pogrom à Grenade, qui met en scène un fascisme et un antisémitisme populaires lourds d’allusions au stalinisme et à l’antisémitisme russe…

262.

Hervé Bismuth, op. cité, p. 63, repris de Catherine Clément, “Le malheur de Grenade”, L’Espagne, Numéro hors-série du Nouvel Observateur, (Collection Voyages) n° 10, 1994, p.78-79

263.

Le Fou d’Elsa, Cinquième Partie « la Veille où Grenade fut prise », poème « Le malheur dit », p. 311-312

264.

C’est l’auteur qui souligne.

265.

Hervé Bismuth, Aragon, Le Fou d’Elsa - un poème à thèse, p. 45