B. Les effets de sens du Lexique

Notons tout d’abord que la présence, certes ténue, d’un lexique se trouve également dans L’amour, la fantasia. La dernière partie de l’œuvre d’Assia Djebar propose en effet deux citations qui cumulent le statut d’épigraphe et de bref lexique :

‘« tzarl-rit » :
pousser des cris de joie en se frappant les lèvres avec les mains (femmes)
dictionnaire arabe-français Beaussier

crier, vociférer (les femmes quand quelque malheur leur arrive)
dictionnaire arabe-français Kasimirski 266

Bien que très court, ce lexique en deux définitions ne se contente pas d’éclairer le sens du mot arabe  tzarl-rit , qui sert de titre à la dernière partie du roman. En effet, si l’on se penche sur les nuances apportées par la présence de deux définitions différentes, que justifient sans doute les variantes dans l’explication donnée, le cri est affecté soit d’un coefficient positif, cri de joie, cri de fête, exprimé néanmoins dans une certaine violence charnelle – il s’agit alors du ioulement des femmes ; soit d’un coefficient négatif, et c’est la vocifération du malheur cette fois qui porte la violence. Rétrospectivement aux nombreux passages que le roman a déjà déroulés, par exemple juste avant et après la troisième partie de l’œuvre, les passages en italiques intitulés Sistre et Clameur 267 , l’épigraphe lexicographique provoque un retour en arrière sur le texte et fait saisir le rapprochement entre le cri de la jeune fille vierge, perdant son hymen (Sistre), et le cri de la fillette hurlant le deuil de son frère mort (Clameur). Ce sont deux cris projetés rétrospectivement d’une seule et même source, cette voix collective des femmes maghrébines réduites justement au cri, et dont L’Amour, la fantasia explore les nuances et l’histoire. D’ores et déjà, ce sont les deux versions du tzarl-rit. On pourrait gloser sur la présence, au sein de l’œuvre poétique et romanesque, d’une telle insertion : faut-il la considérer comme une donnée hétérogène ? Un type de texte quasiment incongru, surgissant de manière inopinée à l’annonce de la partie finale du roman ? Ce serait en fait renvoyer la poétique du texte à une logique de juxtaposition qu’elle n’a pas. Le travail d’insertion d’un terme arabe, proposé comme titre, et explicité avec ses variantes en traduction française, intervient ici comme une récapitulation et un commentaire de synthèse sur tout le récit précédent. Celui-ci dit la présence du « cri de la mort dans la fantasia » 268 , cette alliance charnelle contradictoire de la vie et de la mort à laquelle l’histoire de l’Algérie confronte les femmes algériennes mais aussi toutes les femmes en lutte, (dont Pauline Rolland est l’emblème 269 ), réduites le plus souvent à n’être que ce cri sans parole. Ainsi la découverte, peu avant la fin du récit, de cet abrégé d’article de dictionnaire bilingue donne-t-il rétrospectivement tout son sens à l’entreprise poétique, en nommant le cri intraduisible, en « disant » le tzarl-rit.

Dans Le Fou d’Elsa, la présence d’un  Lexique final joue partiellement le même rôle que ces deux épigraphes en confrontation dans L’amour, la fantasia. À ceci près qu’il s’agit cette fois d’un lexique étendu, composé de pas loin de cinq cents termes, dont les liens avec le poème sont complexes, puisqu’ils vont de la traduction et de la notice biographique jusqu’au commentaire philologique, historique et philosophique. L’étude très complète de ce lexique, et des recherches en amont qu’Aragon a faites pour mener la tâche à bien, a déjà été accomplie 270 . Nous n’y reviendrons pas. En revanche il convient d’observer comment ce lexique conditionne des lectures rétrospectives.

Tout d’abord les termes explicités dans le Lexique ne sont pas signalés comme tels dans le corps du texte. Ainsi le lecteur à tout moment a le choix d’aller quêter si d’aventure tel terme ou tel autre s’y trouve. Dans cette première orientation de la lecture, du poème vers le lexique, qui peut sembler traditionnelle, il y a toutefois d’ores et déjà l’organisation d’une possible errance ; l’œuvre est semée de chausse-trappes ; comme le dit dans une pirouette le commentaire qui clôt le Lexique :

‘Il se rencontrera des contradictions orthographiques entre le texte du poème et celui du lexique, tant par fantaisie que par négligence : le lecteur est prié de toujours donner raison au lexique qui lui permettra de corriger les erreurs 271 , volontaires ou non.
EXCUSEZ LES FAUTES DE L’AUTEUR 272 .’

On ne saurait mieux dire qu’il faut confronter, dans une série d’allers et retours du texte au lexique, les termes et les erreurs éventuelles que le lexique éclaire ; mais de surcroît au lecteur seul revient la tâche de sélectionner les mots à chercher, sans certitude de toujours trouver ce qu’il cherche.

Il se passe alors le renversement suivant : le Lexique peut très bien être le point d’entrée dans le poème. Rien n’empêche que le lecteur feuillette ses pages, et partant d’un terme ou d’un autre, se mette à sa quête par une lecture en diagonale, d’autant mieux permise que le sommaire peut inciter à lire chaque poème et chaque récit du Fou d’Elsa en lui-même. Cependant la recherche suppose une bonne dose de hasard, car les définitions du lexique ne comportent pas de renvoi de page. On peut en partie tenter de préciser la démarche à l’aide du sommaire, en guettant dans les titres de parties et de sous-parties un certain nombre de termes, il y en a… C’est donc au bout du compte une lecture triangulaire Lexique – Sommaire – Poème avec ses allers et retours qui donne le plein accès au texte. À partir d’un exemple, mesurons le cheminement labyrinthique de la lecture ; soit le fil directeur de la lettre « oborotnoe », le « é » russe, première lettre du nom d’Elsa.

Si l’on s’en tient à la lecture du poème à partir du Prologue, la première apparition de cette lettre, avec les problèmes de transcription graphique qu’elle pose, se situe au début de l’œuvre 273 après le Prologue, et avant les « Chants du Medjnoûn ». Il s’agit du texte intitulé « Celle dont le nom s’écrit diversement », dans le sixième mouvement « Cette grenade appelée vie ». La « chambre d’ombre » du Medjnoûn est décrite et située dans Grenade. Ses murs sont couverts de graffitis de la main du poète, où se mêlent des alphabets divers :

‘Et sur les murs se répète un mot entre deux alif les lettres sîn et lam de droite à gauche ainsi que je les lis à l’envers de mes yeux latins comme une interrogation S L est-ce elle est-ce Elle à la craie au charbon à la craie au couteau à la craie à l’encre à la craie et qui s’inverse en lettres grecques êta lambda sigma alpha de gauche à droite à hauteur de l’homme à genoux ou latines à hauteur de la bouche ou cyrilliques à hauteur de front ΕΛΣΑ ELSA ЭЛБЗА…
Et qui reconnaîtrait dans l’alphabet d’Occident le mot EN-XA qui vient de l’avenir au pays du Sud-Pacifié 274

Si l’on veut se reporter au lexique, on ne trouvera à partir de ce passage ni la lettre alif, ni la lettre lam et encore moins les lettres grecques. En revanche on trouve le sîn, parce qu’il est spécifié qu’il est le « s » dur et « solaire » 275 ; l’article devient donc une caractérisation métonymique d’Elsa elle-même par retour d’information. On trouve aussi l’explication du curieux « EN-XA » du Sud-Pacifié :

‘En-xa : vietnamien, Elsa, suivant la transcription du poète Xuan Dίeu, auteur d’un poème intitulé « A-ra-gông và En-xa », publié à Hanoï, et daté du 6 février 1962. 276

Cette explication ouvre rétrospectivement la lecture du Fou d’Elsa, par allusion, sur toute l’actualité des guerres coloniales en cours à l’époque de la rédaction de l’œuvre 277  : après la guerre menée par les Français en Indochine, celle des Américains au Vietnam, ce qui met aussi en perspective cette autre culture arabo-musulmane qui n’est pas d’Andalousie, mais d’Algérie où la guerre vient à peine de finir en 1962, de telle sorte que le Lexique justifie, et par ses recherches philologiques sur l’arabe, et par cette incursion en territoire ex-colonial, une lecture du Fou d’Elsa parlant aussi de l’Algérie occupée et luttant pour son indépendance :

‘Mais le coup de force le plus manifeste, au moment où la censure impose sa loi pendant et après la Guerre d’Algérie, aura été de recourir au discours indirect de la Grenade musulmane d’avant la chute pour montrer un peuple arabe victime de la violence occidentale, pour faire découvrir l’ampleur et la richesse de la culture musulmane : sa langue, ses poètes, ses philosophes, son histoire, ses lieux. 278

Cependant, les jeux graphiques et le texte ne laissent que deviner la transcription d’Elsa en alphabet cyrillique, et le lexique n’offre pas d’entrée à partir de la graphie. En revanche, le feuilletage du sommaire fait réapparaître la lettre Э en titre d’une des « Chansons du Medjnoûn », dédiée elle-aussi au nom d’Elsa, qu’on peut si l’on veut aller lire aussitôt après le passage précédent :

‘Э
Nous avons traversé la vie ainsi que chiffres enlacés
Écrits de neige sur le drap de gauche à droite moi d’abord
Initiale à ton sommeil te gardant l’aube à bâbord
Et sur l’oreiller pâle et doux la lettre Elsa renversée
Car l’alphabet de ton pays possède ce signe à l’envers
Que me traduisent les miroirs et qui paraît oiseau volant 279
…’

Rappelons que le « chiffre » désigne simultanément la lettre initiale du nom, un monogramme représentant cette lettre, et prenant valeur du nom lui-même, mais aussi le code secret d’une écriture, tout en venant directement de l’arabe sĩfr…autant dire que le poème tout entier est sous le signe de la polysémie, une polysémie confirmée par le commentaire de Zaïd qui lui fait suite :

‘La lettre oborothniya que j’ai copiée au mur de la chambre d’An-Nadjdî était par lui dessinée de façons infinies, et c’était parfois une mouette volant de gauche à droite, parfois un trident dans l’autre sens, et il l’ornait souvent de fleurs dont j’ignore les noms. 280

Ainsi on retrouve soit au fil de la lecture, soit en remontant le cours des poèmes après égrenage du sommaire, cette déclaration d’amour « chiffrée » dont la lettre même n’est pas visible en tant que telle dans le lexique, mais s’explicite par le commentaire de Zaïd. A moins que le feuilletage du lexique renvoie après coup à cette oborothniya qui, à elle seule, reste énigmatique, puisque elle résulte d’une pseudo arabisation de la lettre russe…

Il y a un fait plus marquant encore dans les choix du lexique. Au-delà des noms propres d’écrivains, arabes, espagnols, des mots arabes ou gitans, dont on conçoit qu’ils puissent effectivement faire partie d’une explication lexicographique, il y a notamment deux articles dont la lecture se justifie en elle-même et qui, de toutes façons, n’auraient pas suscité de recherche en aval puisqu’ils renvoient à des mots courants en français. Il s’agit des deux articles « Histoire » et « Futur ». Nous avons déjà précédemment cité l’article « Histoire » et souligné la tension qui se crée entre d’une part le chant lyrique, d’autre part le commentaire didactique porté par l’article du lexique. L’article « Futur », plus étendu, provoque lui aussi une lecture rétrospective du poème :

‘« Futur » : cette forme verbale n’existe pas en arabe : elle s’exprime par d’autres moyens comme il nous arrive de le faire en français. Quand une mère crie sur la plage : « On s’en va ! » et que l’enfant répond : « Je viens ! » ni l’un ni l’autre ne bougeant, ce ne sont pas là de mensonges, mais des formes du futur employant le présent. Certains verbes au présent, servant d’auxiliaire à un infinitif, ont en français même caractère intentionnel ou immédiat, « je vais venir», par exemple. Dans ce poème, l’auteur s’est abstenu des formes propres du futur en sa langue, sauf quand il fait parler des non-arabes. Il doit avouer qu’il a étendu cette particularité grammaticale au delà de la lettre, et il faut entendre cet emploi figuré de l’absence de futur comme ce qu’il est, c’est à dire une image. […]mais de toutes façons, en Andalousie à la fin du XVe siècle, l’auteur se croit autorisé à donner à l’expression « ne pas avoir de futur» une signification immédiate pour le peuple grenadin. 281

On ne saurait mieux donner une synthèse du récit de la chute de Grenade tout en manifestant une connaissance linguistique du futur envisagé d’abord comme une modalité de conjugaison, puis, philosophiquement, comme une conception du temps historique. L’article « futur » est un discours qui fait lire comme discours le poème tout entier, discours sur le présent en train d’advenir, et faisant de la fin de la culture andalouse aussi bien une mort tragique que la découverte du présent dans le récit du passé.

Le regard rétrospectif inspiré par le lexique est un indice d’une organisation du temps de la lecture à rebours qui s’étend en fait à toute l’œuvre. Cependant, dans ce schéma structurel, la fin informe et enrichit le début rétrospectivement, de telle sorte que la signifiance du texte se manifeste dans ses variantes possibles et qu’elle est en soi une histoire dans le temps de la lecture, ou une aventure. Dans celle-ci, il y a de multiples manières d’être du texte fractal. Il peut arriver aussi que la fin, par une sorte de retour critique sur la chronologie classique du récit, ne soit qu’une ébauche du début, début qui prend littéralement le lecteur dans le mouvement de l’écriture déjà lancé.

Notes
266.

Assia Djebar, L’amour, la fantasia, Editions EDDIF, Casablanca, 1992, p. 251

267.

Idem, p. 129 et p. 143-145

268.

Syntagme final de L’amour, la fantasia, p. 260

269.

Institutrice française déportée en Algérie pour ses actions révolutionnaires et sa lutte contre le coup d’État du 2 décembre 1851. Un court chapitre du roman lui est consacré en dernière partie, pp. 253-255

270.

cf. Charles Haroche, L’idée de l’amour dans Le Fou d’Elsa et l’œuvre d’Aragon, Paris, Gallimard, 1966 ; également Béguin Édouard, Ravis Suzanne, « Lectures d’Aragon pour Le Fou d’Elsa, une bibliographie au témoignage de Charles Haroche », Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet, n° 5, Besançon, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1994, pp. 53-62

271.

C’est nous qui soulignons.

272.

Le Fou d’Elsa, p. 452

273.

Première partie, Idem, p. 56

274.

Le Fou d’Elsa, p. 56

275.

Idem, « Lexique », p. 449

276.

Idem, p. 435

277.

Un lien court entre différents développements du Fou d’Elsa, lesquels se répondent notamment sur cette question, comme le montre une digression du chapitre « Vie imaginaire du wazîr Aboûl-Kâssim ’Abd al-Mâlik » : la Rondah de juin 1485 ne me détourne ni d’Oran, ni de Grenade : ici pour la première fois le feu, cette invention de l’esprit, fut perfectionné pour détruire du ciel l’ingénuité de vivre. L’incendie de Rondah, vous aurez beau me dire qu’à Hiroshima comparé, ce n’est qu’une mandarine au prix du soleil, ici commence à jamais l’épouvante. p. 116

278.

Maryse Vassevière, op. cité, p. 144

279.

Le Fou d’Elsa, p. 67

280.

Idem, p. 67

281.

Idem, p. 436