Chapitre II : La chambre d’échos du roman – poème

1. Retour sur la prose de l’adab et l’implication de la voix

La miniature de Wâsiti dont il a été question précédemment est aussi le point de départ d’une série de commentaires parfois ironiques, parfois contradictoires, qui portent en filigrane la marque d’une référence à la littérature arabe classique. On se souvient que le peintre Wâsiti est présenté explicitement dans le cours du roman. En revanche rien n’est dit de l’œuvre support de la miniature. Or il est improbable que cette dernière ait été éditée sans aucun rappel de l’œuvre de Al-Harîrî dont elle fait consubstantiellement partie. Si les Maqâmât sont passées sous silence, selon une stratégie qui resterait à éclaircir, il n’empêche qu’on puisse penser qu’elles laissent leur trace en creux dans le texte de La prise de Gibraltar. Le genre de la séance, partie prenante de l’ adab, avant d’avoir été assimilé, dans la littérature arabe classique, au récit écrit et signé de son auteur (par opposition à la littérature orale), se définit d’abord, comme un récit de voyage ; il passe pour l’ancêtre du récit picaresque, introduit dans la littérature occidentale par le biais de l’Espagne. Mais il ne faut pas s’en tenir au seul aspect thématique de l’adab. Pour reprendre les termes mêmes de A. Kilito, l’ adab est un « méta-genre » 297  :

‘[ À propos des Séances de Hamadhanî ] :
 Les séances qui incluent toute la gamme des genres connus, devaient alors voir le jour. Les deux protagonistes [Abû l-Fath et ‘Isâ ibn Hichâ] sont des êtres protéiformes ; ils passent par diverses expériences qui sont autant de situations de discours, où se déploient et s’épuisent les genres dans leur pluralité. 298 [entre autres : « la complainte amoureuse, le panégyrique, l’autopanégyrique, le thrène, la demande d’accomplissement, le reproche, la menace, la satire et l’excuse. 299 ]’

La même idée est reprise à propos des Séances de Harîrî, avec toutefois un élément supplémentaire : le texte est souvent crypté, à double sens, et nécessite des commentaires et des traductions. Soit ces gloses proviennent d’auteurs autres, soit l’auteur lui-même se fait l’interprète (c’est à dire le lecteur-traducteur ) de son texte :

‘Le premier interprète de Harîrî a été Harîrî lui-même. Pendant qu’on « lisait » les séances en sa présence, il a sans doute fourni d’amples explications. L’ouvrage en porte la trace : huit séances sont commentées soit dans le corps même du texte […], soit sous forme d’appendice au texte […]. Le texte d’ « adab » est pour ainsi dire composé en vue du commentaire. 300

Il semble qu’on puisse identifier certains indices de cette structure digressive et composite dans La prise de Gibraltar. En effet, outre l’aspect ironiquement picaresque de l’errance de Tarik et Kamel à la recherche du point de départ des cavaliers berbères vers l’Espagne, on trouve dans le roman, justement à propos de la miniature de Wâsiti, des passages de commentaire qui permettent la mise à distance de la composition du récit et une réflexion sur celle-ci. Par exemple, à la page 83, sur les détails infimes de la scène peinte (ici le nombre d’instruments de musique qui y sont figurés, trois ou quatre) :

‘… Sinon, pour n’importe quelle personne qui regarderait le tableau d’une façon rapide et superficielle ne permettant pas de s’intéresser ou de donner son importance à de tels détails superflus mais qui – selon les peintres eux-mêmes – constituent l’essentiel du travail artistique (l’accumulation des futilités) 301 …  ’

On comprend que, dans un retour sur le texte en train de s’écrire, la description détaillée de la miniature est assimilée à l’acte de peindre qui devient à son tour emblématique de la création littéraire. Le commentaire se double de plus d’un arrière-plan ironique contenu par exemple dans le terme de « futilité ». La même ironie traverse la prétérition suivante :

‘« Mais il serait fastidieux d’utiliser un quelconque recours à des spécialistes pour trancher dans une telle affaire [le nombre d’instruments de musique], car cela transformerait une curiosité somme toute légitime mais tout à fait secondaire en un problème d’ordre métaphysique ou philosophique ou esthétique ; on n’en finirait plus alors de gloser là-dessus. » (p.84)’

Pour autant la glose se poursuit sur toute la page… Dans le même ordre d’idées, l’écriture du détail est aussi commentée de façon critique dans deux autres passages significatifs :

‘p. 198 [à propos de l’importance que le peintre aurait accordée à tout ce qui n’était pas les cavaliers eux-mêmes]  Mais, en fait, il ne s’agit là que de pures spéculations mentales 302 … ’ ‘p. 241[à propos des couleurs ternies de la miniature] comme si on les avait plongées dans l’eau, juste à la fin du travail du peintre, mais toutes ces impressions ne sont que des élucubrations exagérées 303 , dans la mesure où cette impression de terne est due essentiellement au temps et à la dégradation qui en résulte nécessairement et par la force des choses. ’

On voit bien que ces « spéculations », ces « élucubrations », ces « futilités » constituent la matière même du développement textuel, notamment par l’usage de la comparaison (« comme si on les avait plongées dans l’eau… »). Au lecteur donc de saisir un double mouvement d’ironie à l’égard du modèle romanesque simonien, tel qu’il est intégré à La prise de Gibraltar, par sa réécriture de La bataille de Pharsale d’une part, comme pour signifier qu’on n’est pas dupe de la vacuité du jeu formel de la description et de la digression, d’autre part à l’égard du modèle masqué ou clandestin de la séance, ou du moins des critiques qui ont été adressées à ce genre 304 . Mais en même temps, la prétérition qui marque en fait la poursuite du développement de la « spéculation » nous indique contradictoirement que cette dernière est essentielle, qu’elle est au cœur de l’écriture dans sa tentative de saisir et nommer l’histoire telle qu’elle se manifeste par les mots. En cela on rejoint la préoccupation centrale de l’ adab, et on mesure le rapport de la composition de l’œuvre à l’organisation fractale de la parole se commentant et se répétant.

On vient de voir ce que La prise de Gibraltar doit aux Séances de Harîrî, et à la littérature arabe classique telle qu’elle se manifeste dans l’adab. Il se trouve que cette référence n’est pas absente non plus de l’horizon culturel et littéraire du Fou d’Elsa. Ce n’est pas exactement que ce genre particulier soit cité en tant que tel dans l’œuvre, mais son écriture spécifique, caractérisée par le lien entre prose et poésie, est indiquée dans le Lexique et revendiquée comme un modèle possible ; il s’agit du saj‘ :

‘Sadj‘ : prose rythmée employée dans le Coran. 305

En effet, Le Fou d’Elsa revendique d’autant plus le mélange des genres qu’il affirme en trouver une motivation supplémentaire dans la littérature arabe, comme l’affirme – on l’avait vu – dès le début, le Prologue :

‘A ceux qui me reprocheront d’y avoir mêlé la prose et le vers, et des formes hybrides du langage qui ne sont ni l’une ni l’autre de ces polarisations de la parole, me faudra-t-il apprendre que la poésie arabe est le plus souvent l’illustration d’un commentaire en prose ou d’un traité de poétique, qu’interrompent des exemples ou poésies ? Et que le français comme l’arabe peut se plier à tous ces intermédiaires du vers compté au langage courant, et parmi eux la prose savante au sens qu’on le dit de la musique, dont le sadj 306 arabe est l’exemple donné par le Coran. 307

En fait, si l’on s’en tient au commentaire de Jamel Eddine Bencheikh dans sa contribution au colloque « Le rêve de Grenade », l’explicitation du saj‘ que donne Aragon est inexacte, approximative. En ce qui concerne la poésie arabe classique, ce dernier commettrait une erreur qui « arrange » stratégiquement son projet d’écriture « totale »:

‘Bien entendu, toutes sortes d’ouvrages arabes citent des vers : traités de grammaire, de politique, de rhétorique, épîtres diverses, chroniques historiques et, enfin, Les Mille et Une Nuits qui comptent un ensemble de 1251 citations allant de un vers à une quarantaine. Mais jamais un poète arabe avant la deuxième moitié du XXe siècle ne mêle de la prose à son poème. 308

À ceci près que la rectification proposée par Bencheikh reste fortement tributaire d’une distinction générique prose/poésie, cette dernière étant entendue comme texte versifié, ce qui ne fait que reprendre la conception historique classique commune à la littérature arabe et à la littérature française, mais dans laquelle ne s’inscrit justement pas Aragon. Celui-ci, par sa pratique d’écrivain et ses recherches, montre qu’il ne reprend pas à son compte cette distinction, et qu’il la repousse 309 . La référence au saj‘, qu’il s’approprie, choisit de voir une présence de la poésie dans la prose et réciproquement, sans s’arrêter à une classification stricte qui séparerait texte versifié et texte non versifié. Et peu importe que cela aille à contre-courant des conceptions en vigueur au sein même de la littérature arabe et de son histoire, puisque la démarche consiste précisément à passer outre les cadres établis. La définition du saj‘ proprement dit, si on y regarde bien, va d’ailleurs dans le sens d’une telle annulation, en manifestant la présence de l’oral dans l’écrit :

‘Le saj‘ est souvent défini par rapport à la prose et à la poésie : contrairement à la première, il contient des rimes mais, à la différence de la seconde, il n’est pas tributaire des contraintes métriques. […]’ ‘[Et citant Régis Blachère] Cette prose est caractérisée par l’emploi d’unités rythmiques, en général assez courtes, allant de quatre à huit ou dix syllabes, parfois davantage, terminées par une clausule. Ces unités rythmiques sont groupées par séries sur une même rime. Dans ces groupes, chaque unité rythmique ne comporte pas obligatoirement le même nombre de syllabes et, en dernière analyse, l’élément essentiel est constitué par la clausule rimée. 310

Il serait fastidieux et sans doute inutile d’aller chercher dans Le Fou d’Elsa des correspondances exactes avec une telle définition. Jamel Eddine Bencheikh le disait aussi de la recherche de la forme du zadjal dans l’œuvre. Qu’on remarque cependant qu’au fond l’aspect intermédiaire du saj‘ n’est pas très différent de ce qui se passe avec le récit médiéval en France, et ses laisses assonancées, dont la structure poétique n’était pas perçue par les contemporains comme de la poésie, distincte de la prose, mais comme du chant épique. Aragon lecteur de Lévi-Provençal, et amateur de littérature courtoise, a bien pu ressourcer son écriture dans cette conception ancienne de la prose qui ne séparait pas l’écrit de l’oral. Et il se trouve que le saj‘, justement, entretient plus qu’une connivence, un lien très étroit avec la parole orale :

‘[À propos de la rime de la clausule dans le saj‘] La rime, désignée par divers termes dont fâşila, se distingue de la qâfiya de la poésie : à la différence de celle-ci, elle est nécessairement réalisée à la lecture comme une pause (waqf : silence plus ou moins long à la fin d’un énoncé). Dès lors il est clair que le saj‘ conserve fortement l’empreinte de l’oralité, la pause étant une réalisation de la voix. D’ailleurs, les unités rythmiques d’un texte en saj‘ sont conditionnées par le souffle : si elles peuvent être de longueur variable, elles dépassent rarement vingt mots. 311

Il faut mesurer à la lumière d’une telle description l’extrême cohérence d’Aragon, mais aussi de Boudjedra, dans le choix de leurs références à la littérature arabe classique : choisir le saj‘, comme choisir la séance ou maqâma (l’un n’allant pas sans l’autre puisque le saj‘ est la prose spécifique de la séance, comme on va le voir plus bas…), c’est viser à tout moment la réalisation d’une écriture poétique qui manifeste la présence de l’oralité et du souffle, présence qui est, matériellement, l’identité de la parole, sa spécificité. C’est également cette présence qui annule la distinction arbitraire de la prose et de la poésie, puisque ne cesse d’être poétique la prose traversée et nourrie de l’oral. Que le saj‘ soit présent dans le Coran ( une présence toutefois contestée par l’orthodoxie religieuse qui cherche à préserver le statut sacré du texte coranique) – fait connu d’Aragon – montre une des orientations possibles de son oralité :

‘Pétri par l’oralité, le saj‘ résonne alors comme une musique lancinante, parfois incantatoire, dans laquelle un son ou une tournure inattendus, brisant l’uniformité viennent transformer le texte et en relancer la mouvement. 312

On retrouve certes cette dimension par moments dans Le Fou d’Elsa, mais ce n’est pas le seul mode d’existence du saj‘. Celui-ci s’est particulièrement développé au sein de la littérature en prose à partir des débuts de l’époque abbasside, et a trouvé son plein épanouissement dans l’écriture des séances ou maqâmat, dont nous avons suffisamment vu qu’elles sont connues de Rachid Boudjedra, grand lecteur de Harîrî notamment. Historiquement, cette prose spécifique s’est d’ailleurs trouvée étroitement associée aux séances :

‘[…] c’est Hamadhânî qui va se démarquer en investissant le saj‘ au service d’un nouveau genre littéraire, dont il est l’inventeur, la maqâma. Son empreinte sera telle que n’importe quel texte en saj sera un temps désigné par maqâma. […] Harîrî […] a poussé le plus loin l’exploration des phénomènes d’identité, de parallélisme et d’équilibre entre les segments du saj‘ dont il fait aussi un jeu graphique, portant sur les analogies, différences ou ambiguïtés dans la forme des lettres ou l’emplacement des points diacritiques, toutes choses qui ne sont pas discernables à l’oreille. 313

Qu’on nous pardonne cet exposé peut-être un peu long sur l’histoire d’une forme d’écriture de la littérature arabe classique qui n’est pas directement l’objet de cette étude ; mais dans la mesure où elle existe comme référence d’une réflexion sur le langage en prose, et d’une poétique croisée français/arabe présente aussi bien chez Aragon que chez Boudjedra, il nous a semblé important d’en faire mention. À ceci s’ajoutent les particularités visuelles mentionnées ci-dessus, qui ne manqueront pas de rappeler certaines recherches de la poésie française du 20ième siècle, notamment celles d’Apollinaire, bien connues d’Aragon et qui ont pu avoir un rôle dans le projet de marier les deux cultures. Les jeux de disposition sur la page, même s’ils ne sont pas audibles, conditionnent la lecture, ses pauses, et confortent de toutes façons par leur aspect visuel l’appréhension de la parole qu’ils portent. Ainsi la lecture d’un tel texte devient-elle une véritable exploration spatiale et sonore dont on retrouve bien des traces dans les trois œuvres.

Notes
297.

Abdelfattah Kilito, op. cité, p. 86

298.

Ibid., p.86

299.

Ibid., p. 81

300.

Ibid., p. 197

301.

C’est nous qui soulignons.

302.

C’est nous qui soulignons.

303.

C’est nous qui soulignons.

304.

Abdelfattah Kilito, ibid., p. 207, “Renan énumère quelques-uns des jeux verbaux de Harîrî, puis note : « On a peine à se figurer quels immenses frais de composition ont dû coûter ces difficiles bagatelles, et c’est vraiment pour l’homme sérieux un très pénible spectacle de voir tant d’efforts dépensés en pure perte pour n’être que ridicule. ». Renan vise ici la préciosité alambiquée des figures qui étaient un passage obligé des séances, mais on peut considérer que la minutie de la description chez les nouveaux romanciers ou chez Boudjedra s’apparente à ces volutes, ces digressions, que Renan nomme « bagatelles ».

305.

Le Fou d’Elsa, p. 448

306.

C’est Aragon qui souligne.

307.

Idem, p. 16

308.

Jamel Eddine Bencheikh, « La forme zadjal dans Le Fou d’Elsa » in Le rêve de Grenade, p. 80

309.

« Dans ce que je lis, l’instinct me porte trop vivement à rechercher l’auteur, et à le trouver ; à l’envisager écrivant ; à écouter ce qu’il dit, non ce qu’il conte ; pour qu’en définitive je trouve infimes les distinctions qu’on fait entendre entre les genres littéraires, poésie, roman, philosophie, maximes, tout m’est également paroles. », Aragon, Projet d’histoire littéraire contemporaine, coll. « Digraphe », Mercure de France, 1994, p. 145-146, cité par Daniel Bougnoux, Notice aux Aventures de Télémaque, Bibliothèque de la Pléïade, NRF-Gallimard, Paris, 1997, p. 1050

310.

Heidi Toelle, Katia Zakharia, À la découverte de la littérature arabe, du VIe siècle à nos jour, Champs-Flammarion, Paris, 2005, p. 120

311.

Ibidem, p. 120-121

312.

Idem, p. 121

313.

Idem, p. 123