A. Chant et parole apocryphe

Tout d’abord, dans Le Fou d’Elsa, la disposition du texte soutient et accompagne les prises de parole. D’une part alternent les passages de récit, occupant toute la page, avec les passages versifiés, les chants au dire même des titres (Chant de la Bâb al-Beïra, Chant des vauriens, Zadjal du kantarat al-oûd, Chants du Medjnoûn, Le contre-chant, Chant du musicien aveugle…entre autres, pour ne citer que ceux-là), qui se limitent à une portion seulement de la page, centrale ou décalée. D’autre part les changements de police de caractère, jouant de l’italique et des formats de casse, ponctuent le texte tout au long de l’œuvre en signalant les changements de voix mais aussi les inflexions du discours ; l’insertion de chiffres et d’astérisques en délimitation des strophes 314 contribuent au même travail de structuration typographique qui rappelle l’élaboration du poème en prose accomplie par Aloysius Bertrand 315 au 19ième siècle. Les pauses, les blancs ainsi ménagés ne se contentent pas d’encadrer le texte, ils en soulignent les silences, les changements de voix, plusieurs personnages se faisant entendre jusque parfois au dialogue théâtralisé. Ainsi en va-t-il par exemple de « La fiction des cieux selon Ibn Sînâ » (p. 31), où se répondent la voix du maître de la madrasa et celles des enfants, disposées en regard les unes des autres, de telle sorte qu’on peut imaginer qu’elles se produisent ensemble. Dans « Le miroir bien-aimé » (pp. 135-138) de même que dans le mouvement IV de « Safar » (pp. 293-298) le récit, en italiques, devient didascalie d’une scène de dialogue entre Boabdil et sa mère Aïcha, pour le premier exemple, entre Boabdil et le Medjnoûn pour le second exemple ; mais le régime de parole de ces deux scènes est fondamentalement différent, la seconde s’apparentant au débat des « Falâssifa » (pp.147-164), alors que la première, rimée et versifiée a quelque chose du chant tragique racinien, chant d’amour et de désir de Boabdil pour sa mère qui rappelle les accents incestueux de Phèdre. Le dialogue peut aussi être judiciaire comme on le voit dans l’échange entre le Medjnoûn et le Cadî, pp. 220-222. Enfin, un personnage, l’« AUTEUR », dédoublé en « MOI », voire en une autre voix énigmatique, « Ce témoin qui n’est ni l’un ni l’autre », vient également dialoguer soit avec le Medjnoûn (dans « L’INCANTATION DÉROUTÉE », pp. 384-388), soit avec le « MONTREUR » (dans « LA PARABOLE DU MONTREUR DE BALLET », pp. 189-188) ; et chacun de ces mouvements du texte fait apparaître de nouvelles manières d’être du discours, débat philosophique et esthétique, dédoublement de l’auteur s’interrogeant sur l’auteur, etc.

L’effet produit par cet agencement du texte, et la démultiplication des voix à la première personne, chantant, parlant, se racontant, est justement de manifester la fractalité de l’œuvre littéraire, où chaque éclat de parole, chaque mouvement du texte opère la synthèse de l’ensemble, reprend et re-module sans cesse l’énonciation de l’histoire. Le pouvoir de cette organisation créative est de plonger le lecteur dans une quête, à l’écoute du réseau des voix, qui est une véritable aventure ; celle-ci est d’ailleurs suffisamment prouvée par la dérobade des instances narratives classiques, et le déni d’identité porté par des personnages tel le fameux « témoin qui n’est ni l’un ni l’autre » ou encore cet « on ne sait qui », dans « JOURNAL D’ON NE SAIT QUI» 316 , page 415, qui se substitue, pour finir, au « JOURNAL DE ZAÏD », au commentaire duquel une large partie de l’œuvre nous avait habitués. Il est ainsi très symptomatique que Le Fou d’Elsa s’achève sur trois poèmes à la première personne du singulier, réunis sous le titre « APOCRYPHES DES DERNIERS JOURS » (p. 421). Cette dénomination en effet éclaire la démarche d’archivage documentaire propre au récit d’histoire – un texte apocryphe est un document à l’authenticité douteuse ou nulle, mais la notion renvoie quand même au travail documentaire et à la recherche de véracité – et en même temps justifie ce récit comme création ou invention de l’imagination et du langage. Enfin, le matériau de l’histoire ici est clairement désigné comme un réseau d’énoncés divers dont il serait vain de chercher l’origine exacte : il est ce qui se dit à un moment donné, dans une parole plurielle, non attribuable, collective.

Cette parole, qui prend très souvent l’apparence d’un récitatif, est un peu celle d’un coryphée au sein de l’action théâtrale tragique : tour à tour personnage interpellant les personnages, puis conteur de l’action et chanteur associé au chœur, sa présence fait le lien entre les différentes phases de la représentation théâtrale. On se souvient d’une première définition du récitatif, donnée par Meschonnic, qui consiste à faire entendre l’oralité de la parole aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. On peut relier cette définition à une autre, spécifique de l’opéra baroque, mais qui concerne aussi l’écriture de l’œuvre ici présente : dans l’opéra, le récitatif repose sur des passages de récit ou de monologue, modulés sur une ligne musicale assez neutre, très peu contrastée, qui se démarque du chant proprement dit.Là où le chant soumet le langage à la mesure musicale, et se spécialise dans l’opéra, dans l’évocation des sentiments, le récitatif s’organise sur un régime plus économique (musicalement parlant, il est juste accompagné par la basse continue du clavecin ou de l’orchestre à cordes) et surtout beaucoup plus proche du langage parlé : très exactement il se calque sur le débit de la parole, et son dessin rythmique consiste à souligner les accents de cette oralité, en respectant les coupures syntaxiques ordinaires, par opposition au chant qui les dépasse. Signalons au passage qu’au 20ième siècle l’usage du récitatif a été actualisé par des musiciens aussi différents que Schönberg, dans le Sprechgesang, Bartok dans le Château de Barbe-Bleue, Kurt Weil pour les pièces de théâtre de Brecht, notamment l’Opéra de quat’sous, ou encore Johnny Cash ou Paolo Conte, pour ce qui est du folk song, et ses avatars plus contemporains. Et on ne sera pas surpris dans cet ensemble de compter Phil Ochs, auquel Aragon fait référence par une épigraphe : les ballades de ce contemporain de Bob Dylan ont significativement à voir avec un récitatif accompagné à la seule guitare. Ladémultiplication des voix et des chants dans Le Fou d’Elsa a quelque chose à voir avec cette alternance, dans l’opéra, du chant et du récitatif, bien souvent déclamatoire, qu’on peut observer justement dans les passages théâtraux de l’œuvre. Le plus souvent d’ailleurs on observe ce régime de parole dans les passages en italiques assurant le lien entre les chants et les dialogues. Il serait trop long dans le cadre de cette étude de répertorier toutes les occurrences de ce phénomène, mais on peut en donner un aperçu à partir de la Première Partie du Fou d’Elsa, de « LA BOURSE AUX RIMES» à « L’ALCAÏCERIA », qui constitue l’évocation de Grenade avant la chute, prise sur le vif de sa vie quotidienne. La présence des italiques 317 signale le retour régulier d’une voix qui fait contrepoint et accompagne par des descriptions ou des commentaires le développement de l’action dramatique. Un exemple en montre la fonction, qu’on reproduit ici non dans les italiques standard des citations, mais tel qu’il se présente dans le livre édité chez Gallimard, afin d’en reproduire le caractère visuel :

‘À nouveau la voix tombe et se disperse et les mots font autour du fakîr une
pluie de fleurs
À nouveaux rien ne se comprend plus de ce qui force l’orifice de sa lèvre
À nouveau le dessus est pris sur toute chose par les tambours
Et le rire des mauvais garçons ne voit plus qu’un mendiant qui s’exténue à girer
sur un axe brisé pour qu’on lui jette des dirhams
Et les servantes de l’auberge attendent qu’il tombe à terre pour
Apporter le mouton fumant
À nouveau le brasier de l’homme se rallume et ses flammèches tombent sur les
auditeurs cherchant la paille et l’incendie
Non non Seigneur non ne prends pas ma bouche
N’y mets pas le feu de ta langue ô terrible baiser
Qui me ravage de ce que je ne veux ni croire ouïr ni voir pourquoi
M’as-tu visité pourquoi m’as-tu traité comme une âme prostituée
Et me voilà sur la place publique crachant
Ta flamme au milieu des badeaux qui reculent
Non non Seigneur ne me force pas de parler ton langage… 318

Ce passage, parmi de nombreux autres, illustre la fonction de « coryphée » qu’a cette voix en italiques, déclamant sur le fil de l’anaphore (« À nouveau », « et… ») et assurant les transitions de l’action , tout en commentant cette dernière, comme le montre également ce dernier passage du chapitre « LE FAKÎR », page 48 :

‘Quel langage parle-t-il à cette oreille encore tintante de Dieu 
Le persan le pehlevi l’arabe j’ai
Peine à distinguer les mots noirs comme le jais’

On reconnaît sans peine ici l’intervention de la première personne, « j’ai peine… », qui figure le récitant comme un personnage jouant son rôle dans l’action dramatique, et qui n’a pas nécessairement à voir avec un porte-parole autobiographique.

Il nous faut donc retenir de cette caractéristique du Fou d’Elsa qu’elle insère dans le poème une théâtralité solennelle, qui a des liens assez évidents avec la tragédie. Cette portée confirme le mélange des genres assumé et revendiqué par l’œuvre en même temps qu’elle montre un des soubassements du discours de l’œuvre : il est bien ici question de la tragédie de l’histoire, éternel présent en devenir, à la fois imprévisible mais déjà en marche.

Notes
314.

Le Fou d’Elsa, par exemple « Cantique des cantiques », pp. 84-90

315.

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, (1832), Poésie-Gallimard, Paris

316.

On appréciera d’autant plus cette dérobade qu’elle est justifiée, dans le texte, par une note en bas de page, « Journal d’on ne sait qui… car qui fut témoin des derniers jours ? Ou pure invention morisque… On ne peut le savoir. Sinon qu’imaginer ces pages comme parole révélée. Ou peut-être des Veilleurs, de l’un d’eux à sa façon qui témoigne ? An-Nadjdî, cet été de 1495, est entré dans ses jours d’agonie : ce qui suit est tout ce qui nous reste de sa mort, et nous n’en connaissons ni la main qui l’écrivit, ni ses raisons de l’avoir fait. » p. 420

317.

Non pas les italiques disposées en strophes, qui portent des chants de divers personnages, mais celles qui occupent la largeur de la page, et se mêlent par moments aux paragraphes en script, aux pages 21, 22, 23, 24, 25, 28, 31, 33, 39, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 52, 54, 57, 58.

318.

Le Fou d’Elsa, p. 45