B. Épanchement de la voix

Chez Rachid Boudjedra, la présence de l’oralité est plus uniforme, mais elle se manifeste par une énergie particulière : celle de l’épanchement. Un des modes d’apparition visuellement frappant de cet épanchement est tout d’abord la récurrence d’un certain nombre d’insertions, toujours les mêmes, de graffitis, de marques publicitaires, d’expressions tirées de l’arabe ou du berbère ainsi que des nombres, et des équations, qui émaillent le récit et se signalent par des caractères gras, des capitales d’imprimerie et l’implantation de l’alphabet arabe principalement. On retrouve là le jeu visuel qui s’implante au cœur du texte en accompagnant ce dernier par les échos de la vie quotidienne que sont les bribes d’énoncés entendus ou vus sur les murs, et qui manifestent l’historicité de chaque époque restituée dans le roman. Cependant ces énoncés occupent en permanence la mémoire du narrateur au point de traverser les époques et de se mêler dans le présent d’énonciation. Ils apparaissent comme des moments de forte intensité rythmique au fil du texte, et chacun d’eux est susceptible d’appeler les autres. D’où des regroupements, avec des agencements variables, de plus forte densité à certains moments du récit, par exemple pages 38-44, 112-122, 154-160, 194, 200-210, 228-233 puis 235-237 ou encore 280-296 319 . Une telle fréquence et de tels regroupements disent suffisamment l’aspect systématique du procédé. Un exemple suffira à rendre compte de ce qui se passe aussi à l’échelle de l’œuvre :

‘Kamel dit : Il s’est quand même fait avoir notre bougre de Berbère naïf… thakhnak ya Bni Nir Ghass ouerthilidh dargaz ! Nous décidâmes d’informer le F.L.N. de cette affaire afin qu’il condamnât à mort M. Achour. Mais personne n’osa rédiger la lettre de dénonciation ; sachant pertinemment que notre professeur était un nationaliste de la première heure, dur et pur ; qui a toujours été intraitable avec la colonisation et ses suppôts. Un élève, excité, écrivit sur le mur ABAS MONSIEUR ACHOUR ! Un autre lui répliqua VIVE LE PROFESSEUR D’HISTOIRE ! La zizanie s’était installée dans notre classe. Les susceptibilités s’aiguisèrent. Les antagonismes et les contradictions aussi ! C’était l’époque où on m’avait dénoncé parce que je jouais au football en cachette de lui et que je faisais partie de l’équipe première du M.O.C. Mon père dit : tu me prends pour un idiot tu crois que je ne suis pas au courant avoue. J’ai dit : non ce n’est pas vrai… je n’ai jamais touché une balle de ma vie. Il me frappa sauvagement avec sa canne en bois d’ébène (ou d’adobe ?) du Cameroun. Je me dis à moi-même : qu’il frappe je ne suis quand même pas moins courageux que ce fou de Chems-Eddine ! après tout le destin des grands hommes est toujours tragique y a qu’à voir comment Tarik et Moussa ces grands conquérants de l’Europe ont fini leur vie…
Jaune. Puis jaunâtre. Puis jaune à nouveau. Rouge. Puis rosâtre. Puis rouge à nouveau.; La grue de marque POTAIN s’élance dans les airs… 320

On voit ici que la phrase injurieuse en berbère (« thakhnakh », traduit respectivement par « espèce d’âne bâté », p. 181, « putain de toi », p. 203, « quel con ! », p. 204), de la même manière que le graffiti mal orthographié « ABAS MONSIEUR ACHOUR » et son antagoniste, jouent sur deux plans d’énonciation. D’une part ils se manifestent par leur soulignement graphique comme une image visuelle au même titre que la marque de la grue « POTAIN » ou le sigle du club de football « M.O.C. » (Mouloudia Club de Constantine). Ils sont mimétiquement des illustrations du réel, presque documentaires, (tout comme le graffiti obscène figurant un sexe masculin, page 39, accompagnant la question Jacqueline chérie où es-tu ?). Ce procédé n’a rien d’original, il rappelle les recherches de Blaise Cendrars dans sa poésie dès 1910 et dans sa prose romanesque, notamment dans L’Or : inventaire de dates, de nombres, de références livresques, citations directes de graffitis comme de textes en latin ou en arabe, selon un procédé de collage cher aux cubistes, à Picasso et à Braque, créent un effet de réel qui n’est pas le plus novateur de La prise de Gibraltar. En revanche, d’autre part, ces insertions pour une bonne partie d’entre elles accompagnent graphiquement le surgissement de la parole directe et soulignent sa résonance dans le texte. A ce titre elles sont en cohérence avec les incorrections orales familières telles que : « y a qu’à… » et contribuent à instituer à l’écrit la parole de la rue. Le même passage cité ci-dessus fait ainsi apparaître l’enchaînement serré, concentré, du récit, et de la parole rapportée à peine démarquée de celui-ci :

‘Kamel dit : Il s’est quand même fait avoir notre bougre de Berbère naïf… thakhnak ya Bni Nir Ghass ouerthilidh dargaz ! Nous décidâmes d’informer le F.L.N. de cette affaire afin qu’il condamnât à mort M. Achour. Mais personne n’osa rédiger la lettre de dénonciation ; sachant pertinemment que notre professeur était un nationaliste de la première heure, dur et pur ; qui a toujours été intraitable avec la colonisation et ses suppôts.’

L’enchaînement sans transition des propositions, sans solution de continuité, fond ensemble les paroles et le récit, à tel point que le récit lui-même se trouve affecté par cette oralité. Ici par exemple, au mépris de la concordance des temps qui voudrait que la proposition relative soit au plus que parfait : « notre professeur était un nationaliste […] qui avait toujours été intraitable… », le glissement au passé composé ré-instaure une concordance entre le moment d’énonciation du récit et celui des jugements portés sur Monsieur Achour. Le récit devient cette parole orale qui juge le professeur.

Un peu plus loin, les paroles intérieures de Tarik adolescent, au présent, se lient à sa méditation d’adulte, au présent d’énonciation. Autrement dit le récit du passé dans La prise de Gibraltar, par le truchement des paroles qui s’y entre-tissent, est en fait une mise en scène du présent où les voix se répondent.

D’ailleurs une des manières d’être essentielle des verbes est le participe présent qui maintient le récit dans l’accomplissement perpétuel de l’énonciation ici et maintenant. On aura un aperçu des effets de ce présent en lisant le long passage suivant qui rend très exactement compte de l’épanchement verbal du roman :

‘Son (Tarik) seigneur de père laissant tomber quelques mots de sa fine bouche comme par inadvertance avec la moue de cette catégorie de gens comme lui prenant les décisions et faisant autorité en tout et la moue partout Disant donc quelques mots lorsque l’enfant vit le bonhomme s’avancer vers lui cauteleusement doucereusement soufflant dans une bouteille avec une drôle de forme contenant l’encre végétale pour la planche coranique s’empressant de lui dérouler une natte en alfa toute neuve se frottant les mains comme s’il allait en sourdre des mots d’essence divine C’était alors la guerre Où donc son enfance s’était-elle fourrée comment serait-il capable de décrire cette aube fuligineuse ardoisée mordorée comme si le soleil encore brouillé ne voulait pas le quitter tout le long du chemin menant à l’école coranique et jusqu’à la porte de cette école de Dieu Entrant dans la grande cour de la mosquée où la lumière commençait à s’infiltrer jusque sous l’ample blouse algérienne qu’il enroulait autour de ses pieds frigorifiés et de ses genoux glacés Quatre heures du matin le regardant donc en train de lui choisir un crayon taillé dans un roseau puis lui disant écris les lettres Et lui écrivant les lettres les blessures les morts les guillotinés les trucidés les napalmés et les mots gravés ou peints sur tous les murs de la ville et même sur le sol de la terrasse de la maison du seigneur W.F.L.N.[ traduction : vive le FLN] ! 321

L’absence de signes de ponctuation n’empêche toutefois pas la respiration du texte, liée à la présence des majuscules qui incitent à des pauses mais des pauses presque a posteriori, ce qui fait qu’on est tenté sans cesse d’enchaîner sur la lecture du segment suivant. Une des conséquences de la substitution du mode participe au mode indicatif dans les propositions principales est de transformer ces dernières en autant d’appositions qui ont pour effet de couper le souffle en multipliant et en resserrant les accents :

S on (1) /(Tarik)(2) / s eigneur de père (3) / lais s ant tomber quelques m ots (7) / de s a fine bōuche (2) / com m e par inadvertan c e (6) / avec la m oue de cette catégorie de gens (6) / com m e lui prenant les décisions (7) / et faisant autorité en tout (3) / et la m oue partout (5) / Disant donc quelques m ots (8)’

Le phénomène est d’autant plus prenant qu’il est redoublé par les nombreuses itérations ou anaphores créant sans cesse des accents prosodiques tout au long de ce flux de paroles, notamment, dans l’exemple précédent, la répétition des [t], [k], [s], [d], [m]. La prise de Gibraltar construit sa poétique sur le flux et sur la répétition. Elle explore de bout en bout quelques moments forts, restitués comme une parole continue dans le présent de l’énonciation et par sa densité accentuelle elle marque fortement la prédominance de ce passé dans le présent qui s’éternise.

Notes
319.

Les pages indiquées sont celles de l’édition Denoël

320.

La prise de Gibraltar, p. 294

321.

Idem, pp. 40-41