C. Faire entendre la voix dans son cri

La postface de L’amour, la fantasia, magnifiquement écrite par Denise Brahimi, souligne le travail que le récit accomplit pour faire émerger la voix des femmes algériennes. Elle montre en effet d’une part que le roman recueille et tente de faire entendre des voix, dans les passages assumés par leur parole conteuse, rapportant par bribes leur expérience poignante de la guerre d’Algérie 322 . Ainsi retrouve-t-on le projet déjà décelé chez Aragon et Boudjedra de faire témoigner les acteurs anonymes de l’histoire. Mais d’autre part elle constate l’impasse de cette tentative, dans la mesure où ce qui émerge est perpétuellement récit du passé, coupé de la réalité présente :

‘La voix des femmes que l’auteur écoute, qu’elle provoque pour la recueillir, n’est-elle pas une voix qui les asphyxie au lieu de les faire vivre, et qui les enferme dans un passé devenu passéisme, puisqu’il est sans continuité avec leur présent ? La prodigieuse activité, l’invention et le courage dont elles ont su faire preuve ne sauraient être gage de vie si cette histoire pèse sur elles du poids d’un passé mort, et si le vide de leur existence présente les voue à l’état de fantômes revisitant leur propre passé. 323

Cette analyse fait écho au constat d’échec, tout au moins d’inaboutissement, signalé par la narratrice elle-même :

‘Sur les plages désertées du présent, amené par tout cessez-le-feu inévitable, mon écrit cherche encore son lieu d’échange et de fontaines, son commerce.’ ‘Cette langue était autrefois sarcophage des miens ; je la porte aujourd’hui comme un messager transporterait le pli fermé ordonnant sa condamnation au silence, ou au cachot.’ ‘Me mettre à nu dans cette langue me fait entretenir un danger permanent de déflagration. De l’exercice de l’autobiographie dans la langue de l’adversaire d’hier… 324

Que ce passage, parmi d’autres dans le roman, s’achève sur les limites de l’autobiographie, la mise en scène du moi, fortement opposé à la communauté des femmes qu’on tente en vain de représenter, situe le propos : tout le récit de L’amour, la fantasia bute sur le vide qui sépare la voix narratrice, travaillant à découvrir sa propre place subjective dans le langage et l’histoire, et le groupe des femmes de la famille, puis par solidarité, des femmes du pays, dont elle ne peut être le porte-parole puisque ces dernières sont réduites la plupart du temps à du cri, du murmure et du silence. Il n’empêche que le roman d’Assia Djebar tout en s’interrogeant sur la perte de la langue maternelle, le berbère, et l’acquisition de la langue de l’ennemi comme langue d’écriture, travaille constamment à mettre en scène ces voix et d’une certaine manière à leur donner la parole. Il n’est pas exclu qu’on retrouve là un écho de la perspective théorique lancée par Élisabeth Guibert-Sledziewski, déjà citée dans les Approches Théoriques 325 , qui voit paradoxalement l’annonce « nous ne sommes rien ou nous n’existons pas » signifier son contraire : « nous existons »

Ainsi, il ne suffit pas de suivre à la trace l’émergence du cri dans le roman pour être assuré qu’il témoigne d’une identité entre la narratrice et les femmes algériennes dont elle raconte l’histoire. Il n’est pas sûr non plus que ce cri soit d’essence musicale, comme le postule par exemple Jeanne-Maire Clerc à propos des titres des chapitres de la Troisième Partie : « Clameur , Transes, Murmures, Complainte, Le Cri dans le rêve, Tzarl-rit (final)… » ; bref rien ne dit qu’il faille prendre littéralement ces titres pour s’autoriser une analyse thématique et voir dans les « Mouvements » qui organisent toute la Troisième Partie un équivalent symphonique. Il s’agit plutôt de chercher ce qui met en mouvement et émeut la parole, par le rythme.

Le fait est que les chapitres du roman accordent des descriptions très détaillées aux différents régimes de la voix, du cri, de la parole. Mais au-delà du thème, c’est dans le rythme du récit qu’une voix prend naissance. Ces descriptions, en effet, jouent de façon notable sur la prosodie des consonnes. On peut, pour le montrer, citer par exemple deux passages du chapitre « Clameur », moment de forte dramatisation du récit, tentant de faire entendre le cri de Chérifa devant le cadavre de son frère, tué au combat par les Français, pendant la guerre d’Indépendance. Le cri est préparé et comme encadré tout au long de ce récit par l’évocation du silence :

‘Tout alors a fait silence : la nature, les arbres, les oiseaux, (scansion d’un merle proche qui s’envole). Le vent, dont on devinait la brise, à ras du sol, s’asphyxie ; les cinq hommes se voient devenir témoins inutiles, dans le gel de l’attente… 326

Mais l’analyse accentuelle de ce passage permet d’entendre un silence bruissant, dont les différentes vibrations lient les mots pour développer leur signifiance.

Tout d’abord il faut remarquer une structure syntaxique fréquente dans les textes maghrébins francophones, et qu’on reconnaît aussi chez Rachid Boudjedra : la suppression de l’article défini, qui essentialise les notions (devant « silence, scansion, témoins ») va de pair avec l’accumulation parataxique, qu’on peut interpréter comme une refus de la démarche de rationalisation. Ici le récit semble annoter le réel, saisir des instantanés, et il y gagne une rapidité d’exécution qui dramatise la scène. De plus le mot « silence » est accentué deux fois, une fois en tant que fin de groupe, une autre fois prosodiquement par la répétition de la fricative [s] qui prépare l’écoute ; cet accent fait l’enchaînement prosodique des quatre mots suivants, «  s can s ion, s ol, s’a s phyxie // c inq hommes ». Ainsi la rupture syntaxique après « asphyxie » n’empêche pas le rythme de lier entre eux ces termes et donc de souligner par une telle tension l’asphyxie des hommes au spectacle de la mort. Ce manque d’air était déjà amené par le début de la phrase, sémantiquement mais aussi prosodiquement, par l’accent consonantique sur les [v], les [l] et les [s] de « s’envole//le vent » qu’on réentend par exemple dans « se voient devenir ». Les fricatives ici viennent étayer l’idée d’impalpable qui traverse tout cet énoncé : par leur action de liaison entre les consonnes accentuées et la signification des mots, lesquels se répondent en écho, elles suggèrent l’importance particulière de cette circonstance caractérisant la scène. Dans le même fonctionnement du rythme on peut remarquer l’accent d’attaque porté par le pronom « Tout » en début d’énoncé, qui fait du même coup résonner le [t], qui se retrouve dans l’accentuation prosodique du segment de la fin : «  t émoins inu t iles, dans le gel de l’at t en t e » : de ce fait, les trois termes accentués entrent en résonance, se renvoient les uns aux autres et activent la métaphore du gel, qui figure les hommes dans cette attente par une posture figée, un mouvement arrêté, sorte d’instant d’éternité que laissait déjà entendre le présent de narration. De plus l’insistance mise sur le [t] et le [s] permet de faire valoir entre le début de l’énoncé et sa fin l’opposition dramatique entre la totalité (de la nature, des êtres) et la solitude de la jeune fille : « tout » versus « seule ». La même analyse pourrait être développée à propos de nombreux passages de L’amour, la fantasia : on retrouverait à chaque fois cette condensation extrême de la syntaxe, des accents et des significations qui souligne dramatiquement le silence, et le fait exister du début à la fin du récit.

Quand il s’agit de faire entendre le cri, des procédés similaires créent la résonance, mais de manière peut-être inhabituelle en français :

‘Elle a entonné un long premier cri, la fillette ; son corps se lève, tache plus claire dans la clarté aveugle : la voix jaillit, hésitante aux premières notes, une voile à peine dépliée qui frémirait, au bas d’un mât de misaine. Puis le vol démarre précautionneusement, la voix prend du corps dans l’espace, quelle voix ? Celle de la mère que les soldats ont torturée sans qu’elle gémisse, des sœurs trop jeunes, parquées mais porteuses de l’angoisse aux yeux fous, la voix des vieilles du douar qui, bouches béantes, mains décharnées, paumes en avant, font face à l’horreur du glas qui approche ? Quel murmure inextinguible, quelle clameur ample, grenelée de stridence ? 327

Pour ne relever que cet aspect sonore parmi la multiplicité des accents et des phénomènes d’organisation quasi métrique 328 de ce passage, on remarque tout au long de l’énoncé la présence fréquente de la consonne [r], seule ou combinée à d’autres dans des phonèmes affriqués tels que [gr], [str] ou [pr]. Or d’habitude en français la consonne accentuée dans une syllabe est celle qui ouvre la syllabe ; on entend donc spécialement «  cr i », «  pr emier », «  fr émirait », «  pr écautionneusement », «  pr end », « tortu r ée », «  tr op », hor r eur », « ap pr oche », «  gr enelée », «  str idence » …en principe en revanche la consonne qui clôt la syllabe n’est pas accentuée (cf. Annexe). Cependant ici dès le début de la citation présentée, l’enchaînement des mots accentués cri/corps/claire/clarté oblige à entendre à des places variables le [r] qui permet de relier entre eux tous les termes de telle sorte que la proposition centrale de l’énoncé « la voix prend du corps » s’affirme, s’entende (et on mesure ce qu’il y a d’emblématique dans une telle proposition : elle résume le roman…). À ce titre on peut supposer que les [r] fermant les syllabes sont aussi accentués, créant une surdétermination sonore et rythmique ; la poétique spécifique de L’amour, la fantasia se dévoile ici en laissant émerger une prosodie particulière, provenant peut-être du déplacement de l’arabe ou du berbère vers le français.

Cette idée reste à l’état d’hypothèse. Il nous semble qu’elle mériterait d’être étudiée d’un point de vue linguistique, par des comparatistes maîtrisant les deux langues. Car elle permettrait d’envisager le mode de « signifiance » particulier d’une écriture franco-arabe. Elle a pour elle le mérite de montrer ce qui fait corps dans le langage, et ce qui déplace aussi bien le corps que la parole dans l’exercice d’une autre langue que la langue maternelle. Lorsque la narratrice constate son impuissance à prêter sa voix à Chérifa et à toutes les autres femmes, ces femmes pour lesquelles elle s’efforce de faire advenir une parole-sujet, elle doit faire l’aveu amer de la perte d’un lieu d’origine :

‘Ta voix s’est prise au piège ; mon parler français la déguise sans l’habiller. A peine si je frôle l’ombre de ton pas !
Les mots que j’ai cru te donner s’enveloppent de la même serge de deuil que ceux de Bosquet ou de Saint-Arnaud. En vérité, ils s’écrivent à travers ma main, puisque je consens à cette bâtardise, au seul métissage que la foi ancestrale ne condamne pas : celui de la langue et non celui du sang.
Mots torches qui éclairent mes compagnes, mes complices : d’elles, définitivement, ils me séparent. Et sous leur poids, je m’expatrie. 329

Seulement ce lieu n’est pas géographique, c’est un être-là dans la parole. S’il y a perte d’un être-là immédiat dans la langue maternelle, du moins y a-t-il la création d’une autre forme d’être par le déplacement d’une langue à l’autre ; c’est le lieu de la subjectivité, aboutissement d’un chaos où jouent l’inconscient, le langage et le mélange culturel.

Notes
322.

Assia Djebar, L’amour, la Fantasia, EDDIF, Casablanca, 1992, chapitres de la Troisième Partie, intitulés « Voix », pp. 137-142, 151-163, 170-172, 183-189, puis « Voix de veuve », pp. 214-217, 226-228, 235-237.

323.

Denise Brahimi, « Postface » in Assia Djebar, op. cité, p. 265

324.

Assia Djebar, op. cité, p. 245

325.

p. 92

326.

Idem, p. 144

327.

Idem, p. 144

328.

En effet, les groupes syntaxiques donnent ici très souvent des ensembles de 4, 6 ou 8 syllabes, qui rappellent la régularité métrique des vers simples.

329.

Idem, p. 165