A. La prise de Gibraltar aux prises avec la poésie de Saint John Perse

À commencer par La prise de Gibraltar, on s’aperçoit que l’écriture des citations en épigraphes fait subir à celles-ci de légères distorsions lors de leur transfert ; ainsi en va-t-il des extraits de l’œuvre de Saint John Perse implantés dans celle de Boudjedra. On peut parler d’un acte d’appropriation et de détournement du texte cité :

Tableau comparatif des épigraphes de La Prise de Gibraltar et de leurs sources dans les poèmes de Saint-John Perse.

Les références des pages où figurent les poèmes de Saint-John Perse correspondent à l’édition Gallimard : Saint-John Perse, Éloges suivi de La Gloire des Rois, Anabase, Exil, NRF, Poésie/ Gallimard (1960), éd. de 1980

Comme on le voit, les passages en exergue aux six Parties de La prise de Gibraltar, tirés de trois recueils différents, Exil, Anabase et Éloges, sont insérés dans le texte avec l’inexactitude du souvenir. Ils procèdent donc non seulement d’une lecture, mais d’une lecture mémorisée imparfaitement, avec des lacunes et quelques transformations. Qu’on en juge par le non respect des signes de ponctuation, bien qu’ils soient rares dans la poésie de Saint John Perse, et par le non respect de la disposition des lignes dont on sait pourtant qu’elle conditionne notablement les effets de sens du texte poétique contemporain. L’appropriation du texte implanté passe par cette déformation qui témoigne cependant d’une lecture active. En effet, dans le cas particulier des « versets » de Saint John Perse, leur écriture reste la plupart du temps métrique 330 , en hexasyllabes et en octosyllabes notamment, mais aussi en alexandrins, de telle sorte que la disposition sur la page n’a pas tant d’importance que pour la lecture d’un verset de Paul Claudel (pour prendre un exemple historiquement proche de Saint John Perse).

En ce qui concerne la sélection opérée au sein des poèmes, il semble assez évident qu’elle conserve ce qui, thématiquement, entre suggestivement en résonance avec le récit de La prise de Gibraltar. Les références directes aux Antilles, à l’univers créole, ont été délibérément supprimées, comme le montre la citation tronquée de la Sixième Partie du roman : « la double feuille de siguine », plante spécifiquement caribéenne, a été ôtée, de même que le chapeau de paille ; reste alors l’évocation de la mère et l’étoffe de mousseline, dont la fabrication d’origine arabe (inventée à Mossoul, dans l’actuel Irak) convient, elle, tout à fait…et que sont censées porter les jeunes filles promises aux combattants berbères. On y reviendra. De même l’épigraphe de la Troisième Partie est amputé d’une partie de l’énumération, depuis « et les bulletins académiques » jusqu’à « de vieilles dents de mules » : ont été mis de côté les termes archaïsants que prise la poésie de Saint John Perse, et l’énumération en tant que telle, qui décline le paradigme des actes officiels en un seul développement les rendant anhistoriques. Restent donc les impératifs, « lavez, lavez » dont la répétition renforce le caractère incitatif, et le soulignement des deux termes mis en parallèle, « officiels » et « Clergé », qu’éclaire la charge agressive du roman contre la perversion du maître coranique, et le jugement désastreux sur les femmes provoqué par le verset 222 de la sourate de la Vache :

‘Ta vie dépend d’un geste de moi, disait le maître de Coran aveugle. Il n’a jamais cessé de me jeter cette phrase depuis le jour où je l’entr’aperçus pour la première fois dans le jour naissant de cet été où je pris ma première leçon de Coran, à quatre ans. Je le vis en train de souffler dans un gros encrier en verre grossier, pour bien mélanger l’encre à base végétale qu’il fabriquait lui-même. Il se précipita sur moi et déroula à mes pieds une natte toute neuve. Quelques années plus tard il dit : répète après moi : «Et ils t’interrogent sur les menstrues. Dis : c’est une souillure. Séparez-vous… » j’en avais les mains qui tremblaient devant une telle calamité… 331

D’autres épigraphes renvoient plus directement, par leur références, à l’environnement culturel et poétique de La rise de Gibraltar. Notamment celle de la Deuxième Partie du roman, « Le ciel est un Sahel où va l’azalaï en quête de sel gemme. », inverse métaphoriquement le ciel et la terre des franges du désert, tout en identifiant explicitement le lieu, le Sahel, et aussi la culture au contexte maghrébin : l’azalaï est un terme emprunté au tamachek, qui désigne une caravane ou un groupe de dromadaires constituant une caravane ; dans cette proposition imagée, la sagesse, religieuse ou non, la méditation sur le sens de l’histoire sont présentées comme une quête de valeur (figurée par la matière symbolique du sel gemme, bien proche des pierre précieuses). Ainsi, l’énoncé somme toute assez convenu de la quête de sagesse vient coïncider avec le projet de voyage de Tarik à Gibraltar, et aux discussions que cela provoque avec Kamel sur le sens d’une telle démarche. Enfin on ne pourra pas manquer de noter que « l’âme numide » de la première épigraphe s’éclaire des mêmes références contextuelles plus une, celle de Jugurtha, autre héros investi par le discours nationaliste, aux côté de Tarik ibn Ziad, et que le narrateur principal découvre par ses traductions de Salluste.

Une dernière remarque s’impose sur le choix de la poésie de Saint John Perse en exergue au roman : cette position qui est le plus souvent celle de la connivence avec l’œuvre elle-même se trouve ici vraisemblablement exploitée également par contraste et différence. En effet, la parole poétique chez ce dernier est hiératique ; comme le titre programmatique du recueil « Éloges » le dit clairement, c’est une poésie de célébration, revendiquée comme telle, le discours épique s’y ancre dans des généralités anhistoriques et quasiment métaphysiques. De ce fait d’ailleurs, les références aux Antilles ou à l’Afrique n’y semblent bien souvent que la marque d’un ailleurs, voire un exotisme, dans la veine de la poésie symboliste. La lecture de La prise de Gibraltar avec son ancrage dans la réalité historique vécue oblige ainsi presque d’office à un questionnement sur la valeur et la pertinence de l’écriture épique dans un tel projet. On vérifie clairement ainsi que c’est l’œuvre dans son ensemble, avec ses leitmotive et ses centres d’intérêt qui éclaire rétrospectivement la signification possible des épigraphes, autrement dit, qui construit une lecture de ces dernières.

Notes
330.

cf. L’analyse rythmique et la critique effectuée par Henri Meschonnic sur la poésie de Saint John Perse dans Critique du Rythme, pp. 360-389

331.

La prise de Gibraltar, p. 93