B. Dans la lignée des Berbères « assimilés », en retour sur leur parole

Outre un phénomène d’exploitation des épigraphes à peu près similaire à ce qu’en font La prise de Gibraltar et Le Fou d’Elsa, l’œuvre d’Assia Djebar présente à travers ses exergues l’image d’une sorte de lignée : elle intègre une bibliothèque, qui, Beethoven mis à part (quoique le titre « Quasi una fantasia » soit également sous le signe de la rencontre culturelle…), met l’accent sur la rencontre entre Occident, Méditerranée et Orient arabe. Saint Augustin comme Ibn Khaldûn y figurent au titre de leur assimilation culturelle à plusieurs sources (ce qui n’est pas l’orientation de l’exploitation qu’en fait Rachid Boudjedra dans son roman, on le verra plus tard) :

‘Après l’évêque d’Hippone, mille ans s’écoulent au Maghreb. Cortège d’autres invasions, d’autres occupations… Peu avant le tournant fatal que représente la saignée à blanc de la dévastation hilalienne, Ibn Khaldoun, de la même stature qu’Augustin, termine une vie d’aventures et de méditation par la rédaction de son autobiographie. Il l’intitule « Ta’arif », c’est à dire « Identité ».
Comme Augustin, peu lui importe qu’il écrive, lui, l’auteur novateur de « l’Histoire des Berbères », une langue installée sur la terre ancestrale dans des effusions de sang ! Langue imposée dans le viol autant que dans l’amour… 332

Saint Augustin le carthaginois fait ici figure d’ancêtre de la rencontre entre les deux cultures, latine et berbère, de même qu’Ibn Khaldûn relève de la culture berbère et de la culture arabe, dans un rappel historique des conquêtes successives qui ont mis à feu et à sang le Maghreb tout en le confirmant définitivement comme un carrefour de langues et de civilisation. Le tableau suivant reproduit les différents exergues placés en tête de chapitre dans l’œuvre d’Assia Djebar :

Épigraphes de
Épigraphes de L’amour la Fantasia

Le récit de L’amour, la fantasia organise ainsi une rencontre entre cultures, jusqu’à la référence à la musique romantique allemande, par Beethoven interposé, qui signale la plongée dans l’intimité des corps physiques, que ce soit dans la fureur ou la tendresse (comme le laissent entendre les deux sonates désignées). On retrouve là une cohérence avec le discours qui est tenu sur l’ « entre-deux langues » postulé par la narratrice, mais aussi avec un curieux « entre-désir » liant l’Algérie à ses conquérants dans l’acte de viol qu’ils commettent, et dans le vol de leur langue qu'effectuent en retour les colonisés.

Il en va ainsi de l’évocation, par Barchou de Penhoën, de deux femmes trouvées agonisantes sur le champ de bataille, lors du premier combat de juin 1830, l’une un cœur de soldat français arraché à la main, l’autre assassinant son enfant pour éviter que l’ennemi ne s’en saisisse. Le commentaire ajouté au récit de Barchou caractérise l’horreur en lui signifiant sa charge de désir, quand bien même celui-ci serait macabre ou obscène :

‘Je recueille scrupuleusement l’image : deux guerrières entrevues de dos ou de biais, en plein tumulte, par l’aide de camp à l’œil incisif. Annonce d’une fièvre hallucinatoire, lacérée de folie… Image inaugurant les futures « mater dolorosa » musulmanes qui, nécrophores de harem, vont enfanter durant la soumission du siècle suivant, des générations d’orphelins sans visage.
Dès ce prélude, s’attise comme un soleil noir !…mais pourquoi, au-dessus des cadavres qui vont pourrir sur les successifs champs de bataille, cette première campagne d’Algérie fait-elle entendre les bruits d’une copulation obscène ? 333

L’oxymore du « soleil noir » tisse un lien ténu avec le récit de voyage de Fromentin, Un été dans le Sahara, d’où est tirée l’anecdote de l’assassinat de Haoua par un amant éconduit, à la fin du roman. Elle rappelle la gravure de Dürer 334 qui inspire, selon ses propres dires, le peintre Fromentin prenant en croquis les paysages des franges du Sahara qu’il découvre lors de son voyage, en 1852 335 . On peut alors parler d’un réseau de références organisé entre les épigraphes et le récit proprement dit. De plus, la contradiction assumée que représente la figure de l’oxymore tire sa justification d’un parti pris de refus des simplifications. Au lieu de renvoyer dos à dos les deux camps, elle observe leur lien violent, brutal, mais leur lien quand même ! C’est dans ce contexte que deux des épigraphes jouent un rôle qui retient l’attention.

Celle du même Barchou de Penhoën d’abord, ouvre la Première Partie de L’amour, la fantasia sur la confrontation entre les hommes dans l’attente du combat. Or, au lieu de l’assimilation avec l’animal (dont on sait qu’elle est un des motifs récurrents du discours raciste colonial ; on en trouve par exemple des traces dans les récits de voyage de Maupassant au Maghreb), elle peut être lue à la lumière du récit comme le début d’une reconnaissance des adversaires comme hommes, quand bien même ils seraient réduits à un corps ( un pas, un cri…) et une masse indistincte encore ( en raison de l’appellation générique signifiée par l’article défini : « l’Arabe »). C’est en effet le point de vue de L’amour, la fantasia qui conditionne cette lecture de l’exergue, quand le témoignage de Barchou en soi, pourrait n’apparaître que sous l’angle du récit colonial type. Ainsi dans le deuxième chapitre de la Première Partie, qui narre le premier combat aux portes d’Alger, le combat de Staoueli, le 19 juin 1830, le récit développe lui-même plusieurs comparaisons entre cavaliers arabes et animaux, dans la confrontation avec les soldats français aux aguets. Le comparant animal est ici valorisé : il signe l’adaptation des Algériens à leur propre territoire ; il va au-delà en suggérant leur élégance :

‘Les Algériens luttent à la façon des Numides antiques que les chroniqueurs romains ont si souvent rapportée : rapidité et courbes fantasques de l’approche, lenteur dédaigneuse précédent l’attaque dans une lancée nerveuse. Tactique qui tient du vol persifleur de l’insecte dans l’air, autant que de la marche luisante du félin dans le maquis. 336

D’une part en effet la qualification, « fantasque, persifleur, nerveuse, luisante, dédaigneuse », échappe aux lieux communs sur le sujet, et personnifie quoiqu’il arrive l’image animale ; d’autre part les échos consonantiques et vocaliques jouent leur rôle prosodique et opèrent la synthèse des données : [ f antasque / persi f leur / f élin] ; [rapidi t é / fan t asque] ; [nerveu s e / lui s ante]; [ l ancée / l uisante / fé l in]…ici à nouveau la signifiance du texte se développe à partir de la résonance qui se crée prosodiquement entre les termes, en combinaison avec leur fonction syntaxique, et au-delà d’elle. Surgissent alors des cavaliers arabes saisis en plein mouvement, dont la caractéristique la plus étonnante est la féminité, portée par des termes accentués tous au féminin justement, et la gestuelle courbe qui rappelle l’arabesque élégante. Tout, dans cette comparaison, est valorisé au détriment de l’image des Français, à peine décrits, quant à eux, et résumés par une seule phrase qui les fait apparaître sous l’angle de la brute :

337

On peut noter entre autres le contre-accent qui souligne fortement l’association du nom et de l’adjectif, tout en mettant en résonance le masque et la mort : lieu commun, cette fois, exploité par le texte et revivifié par le rythme…Aussi l’épigraphe, par ricochet pour le lecteur qui s’en souvient, se trouve-t-elle en position d’être interprétée, relue, corrigée. L’insertion de la citation de Barchou de Penhoën revient à une appropriation, presque un forçage : l’œuvre construit une autre histoire des Algériens en l’extrayant de l’histoire écrite par les Français… Cette démarche de la création littéraire reprend aussi la voie de l’éloge épique, notamment dans la représentation « en gloire », c’est à dire auréolée de lumière, des combattants sur le point de mourir :

C’est effectivement dans ces passages où se mêlent le récit et la description que l’écriture de L’amour, la fantasia prend son véritable rythme cadencé, par l’accumulation de segments pairs : octosyllabes majoritaires, combinés souvent avec des hexasyllabes. À cette organisation s’ajoute l’accumulation des accents prosodiques et ces contre-accents, renforçant la cohésion des segments : par exemple [pugnaci t é – t ragique] ; [ s ’avan c e – s ur], etc. Une véritable prose poétique se déploie en réponse à l’épigraphe. De surcroît elle fait surgir par contraste en mètre impair de trois syllabes la proposition infinitive « de mourir », qui vient en antithèse de la précédente « tout heureux de tuer », et idéalise les cavaliers arabes dans une posture qui condense leur valeur existentielle.

Cependant ce ne sont pas tant les hommes que les femmes sur lesquelles se concentre l’intérêt du roman. L’épigraphe tirée d’Une année dans le Sahel, de Eugène Fromentin, s’éclaire ainsi rétrospectivement et se justifie en tant qu’ouverture de tout le roman, avant même le découpage en chapitres, une fois qu’on atteint la Dernière Partie, le Final de l’œuvre. L’avant-dernier chapitre « La fantasia » et le chapitre-refrain 338 « Corps enlacés » (p. 191) opère une relation entre le récit de la résistance sanglante de Laghouat, en 1852, à laquelle réfère l’exergue d’Une année dans le Sahel, et l’assassinat de Haoua par son amant jaloux et éconduit, dans Un été dans le Sahara 339 . Mais cette mise en relation est déterminée par une lecture sélective : celle qui retient l’histoire des femmes, leur sort aléatoire livré à la brutalité sanguinaire des hommes, et leur résistance parfois guerrière, parfois installée dans les échappées du rêve et de l’érotisme. Ce choix subjectif s’appuie sur un emblème, emprunté au récit d’Eugène Fromentin dans Une année dans le Sahel 340 : une relique, les restes d’une main de femme tranchée, que le peintre a trouvée dans la poussière, près de Laghouat ravagée. Cette main, placée en fin de roman, dans le dernier chapitre « Air de nay », page 259, mais aussi en motif récurrent tout au long de l’œuvre, et en lien d’un chapitre à l’autre, devient à elle seule symbole de l’amputation subie par les femmes, privées de la parole, et en même temps symbole de l’écriture à saisir comme moyen de récupérer une parole, peut-être dans la langue des vainqueurs… mais une parole tout de même : celle de L’amour, la fantasia, en train de s’accomplir :

‘…Eugène Fromentin me tend une main inattendue, celle d’une inconnue qu’il n’a jamais pu dessiner.
En juin 1853, lorsqu’il quitte le Sahel pour une descente aux portes du désert, il visite Laghouat occupée après un terrible siège. Il évoque alors un détail sinistre : au sortir de l’oasis que le massacre, six mois après, empuantit, Fromentin ramasse, dans la poussière, une main coupée d’Algérienne anonyme. Il la jette ensuite sur son chemin.
Plus tard, je me saisis de cette main vivante, main de la mutilation et du souvenir et je tente de lui faire porter le « qalam ». 341

Ainsi s’éclaire donc la présence des épigraphes du roman. D’une part elles procèdent d’un acte conscient de saisie des textes du passé, liés à l’histoire de l’Algérie, à partir desquels rebondit la voix narratrice qui s’en empare. D’autre part elles se trouvent prises dans un travail de réécriture qui invente une nouvelle histoire de l’Algérie contemporaine où prend naissance une voix des femmes.

Notes
332.

L’Amour, la fantasia, p. 246

333.

Idem, p. 33

334.

On se souvient de la gravure, célèbre, La Mélancolie, allégorie qui représente la mélancolie en jeune homme éclairé d’un soleil noir…

335.

Eugène Fromentin, Œuvres complètes, Un été au Sahara, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,

p. 103

336.

L’amour, la fantasia, p. 29

337.

Idem, p. 29

338.

Nous l’appelons « refrain » à défaut d’une appellation plus précise, car il s’agit d’un titre de partie qui se répète quatre fois dans la Troisième Partie du roman, reliant les phases du récit entre elles par le motif de la parole conteuse, narrant la rencontre des corps soit dans l’étreinte amoureuse, soit dans le supplice infligé par les bourreaux coloniaux.

339.

Eugène Fromentin, Œuvres complètes, Un été dans le Sahara, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, pp. 350-361

340.

Idem, Une année dans le Sahel, p. 181

341.

L’Amour, la fantasia, p. 259