C. Du chant de fin’amor à l’adab: la méditation du Fou d’Elsa

Qu’il y ait une multiplicité des épigraphes dans l’œuvre d’Aragon, c’est indéniable ; et que les œuvres citées brossent un tableau culturel vaste qui va de la littérature arabe classique au chanteur de folk songs Phil Ochs, en passant par Dante et de vraies fausses citations d’Aragon, inventées pour la rédaction du Fou d’Elsa, ne doit pas nous faire perdre de vue la cohérence de lecture que ce travail implique. Une étude très précise des épigraphes pour elles-mêmes, et dans leurs effets éventuels de signification à rebours, a déjà été mené par Hervé Bismuth dans sa thèse, déjà citée 342 . Nous n’y reviendrons donc pas sous le même angle. Toutefois il nous semble opportun de proposer une lecture complémentaire sur les insertions de début de chapitre dans l’œuvre. Il s’agit ici de prendre parti contre le caractère parfois un peu trop convenu de certains commentaires ; qu’on en juge par la conclusion que Hervé Bismuth donne de son analyse des épigraphes :

‘Ces deux marques de fabrique [hétéronymat fictif et pratique de l’épigraphie, en commun avec Stendhal], qu’elles soient ou non liées l’une à l’autre, participent de la même mise en scène de la présence de l’auteur dans son écriture : l’épigraphie est une façon d’habiller un texte, mais les effets de sens créés par la collusion entre ce texte et les italiques qui le surplombent ne se produisent qu’a posteriori : précédés de leurs épigraphes, les textes ainsi ornés s’avancent aux yeux du lecteur comme leurs auteurs, sous le masque d’un autre. […] chez Aragon, le masque n’est pas le déguisement d’un voile, mais le costume d’un théâtre 343 ou l’acteur se donne à voir avec son personnage et grâce à lui. 344

Ornementation, costume de théâtre, mise en scène de l’auteur par lui-même : les choix métaphoriques de commentaire épousent ici la proposition que le narrateur formule dans le Prologue du Fou d’Elsa, celle d’un théâtre intérieur où seraient mis en scène le Medjoûn, incarnant l’auteur en vieillard poète, « à l’âge qui est à des mois près le [s]ien… » (p. 15-16), et la ville de Grenade :

‘À ceux qui diront que c’est artifice, et croiront que son entrée ici dans le poème, par la voix d’un vieil homme et de sa folie, est simple fiction de théâtre […] que voulez-vous que je dise ? 345

… mais ce serait tout de même ne pas prendre en compte les dénégations de l’auteur, et ne considérer au fond que l’aspect visuel des insertions dans le texte sans tout à fait tenir compte des discours qu’elles lancent en avant du texte, et qui prennent effectivement sens après lecture, dans leur dialogue avec l’œuvre ! Qu’on nous permette donc de répéter ici une citation du Fou d’Elsa déjà produite dans l’étude préliminaire du Prologue, et qui ouvre la réflexion sur autre chose qu’une portée autobiographique et narcissique :

‘Mais je ne défends pas ce que j’écris ou vais écrire. J’ouvre ici seulement le rideau sur un univers où l’on m’accusera peut-être de fuir le temps et les conditions de l’homme que je suis… 346

La fuite, qui devient création, et rencontre avec une autre conception du temps (et donc de soi en devenir) nous semble tout aussi importante, sinon plus, que la reproduction et la mise en scène égotiste de soi. Elle prépare l’idée d’un débordement, d’un passage vers autre chose que la réalité historique déjà connue : une philosophie synthétisant l’expérience d’une vie et du temps. On la mesure précisément à la rencontre qu’elle suscite avec les œuvres arabes classiques, sur le terrain de l’adab, et la méditation sur le passé, le présent et le futur. Le tableau récapitulatif suivant en donne une idée :

(NB : les traductions reproduites dans le tableau ci-dessous sont reprises du travail d’Hervé Bismuth)

En effet, un parcours des différentes épigraphes de l’œuvre permet d’observer deux sortes de récurrences, que précise et développe le discours du Fou d’Elsa. Pour commencer, le discours amoureux qui en occupe une part essentielle, est en résonance avec l’épigraphe de la toute première page, celle tirée de Djâmi, mais aussi l’épigraphe finale tirée de la pièce de John Dryden, All for Love, ainsi que celle tirant parti de la Vita Nuova de Dante, redoublée par une auto-citation inventée pour la circonstance, « Alif Lâm Sîn Alif, voici les signes du cœur voyant », où l’on reconnaît les lettres d’Elsa en version arabisée. Chacune des ces épigraphes est en prise sur le chant de fin’amor qui se déploie tout au long de l’œuvre, et prend son sens, comme on l’a déjà vu, de la lecture « à rebours » qui en fait sentir la portée. En effet, dans la poésie amoureuse des troubadours, où l’amante est idéalisée, et chantée comme inaccessible, son nom, imprononçable, voilé, crypté, fait très souvent l’objet de l’attention : le poème est là pour le dire, sans oser le dire… au-delà, c’est tout l’indicible de l’amour et de l’union qui est suggéré. Inutile de revenir sur l’épigraphe de Djamî, longuement explicitée par Hervé Bismuth, et dont la place inaugurale se suffit en quelque sorte à elle-même. En revanche, on peut souligner l’emprunt à Dante, assorti d’un ajout d’Aragon car il ouvre le chapitre des « Chants du Medjnoûn », sorte de recueil poétique autonome interne à l’œuvre, où il n’est question justement que de nommer Elsa et l’amour, tous deux confondus, sans jamais oser pleinement le faire, dans une retenue qui rappelle on ne peut plus nettement la posture de l’amoureux courtois. Citons notamment les six poèmes suivants, qui confirment cette orientation du Fou d’Elsa :

« Medjnoûn » :

‘Ô nom que je ne nomme point et qui s’arrête dans ma bouche
[…]
Ô nom qui rougit sur ma langue et si peu que je le prononce… p. 64
« Э » :
[…]
Et sur l’oreiller pâle et doux la lettre d’Elsa renversée…p. 67

« Gazel du fond de la nuit » :
Va dire ô mon gazel à ceux du jour futur
Qu’ici le nom d’Elsa seul est ma signature au fond de la nuit p. 80
« Cantique des cantiques » :
Quand dans le jour premier entre les dents d’Adam
Dieu mit les mots de chaque chose
Sur sa langue ton nom demeura m’attendant
Comme l’hiver attend la naissance des roses p.84
« Les Feux » :
Celui-là me donne survie
Si le nom d’Elsa fait qu’il tremble
Si le mot d’amour l’alouvit 347 ’ ‘Je renais dans qui me ressemble… p. 102’

Ces exemples montrent assez la récurrence du discours sur le nom, qui suscite la présence de l’amante et porte sa valeur. Une grande quantité de poèmes tout au long de l’œuvre reviennent de manière lancinante sur ce leitmotiv courtois, l’inscription du nom comme ouverture du dire amoureux. À ce titre, qu’il s’agisse de Djamî, de Dante, de John Dryden ou de Shakespeare son modèle, ou enfin d’Aragon, la diversité des auteurs, des époques ou des cultures ne résiste pas à l’examen tant ce qui les unit est homogène : la valeur et l’intensité du chant amoureux justement portées par l’idée que l’amante est une totalité. A plusieurs reprises l’œuvre d’Aragon en fait mention et explicite cette conception. Notamment à la fin de la « Parabole du montreur de ballet » ainsi que dans le poème « Prière d’Elsa » :

Lui
Mais sur la scène pourtant ne faut-il pas
Figurer celle à qui va tout le chant du poème ?
Moi
Comme au Medjnoûn je vous le défends bien car
Toute image est trahison d’Elsa toute forme à l’amour
Et le poème n’est point de son portrait mais de sa louange 348


Ô toi qu’aucun mot ne résume
Ne cerne aucune étreinte ou ceint
Toi de qui les yeux se rallument
À toute étoile qui s’éteint
Et soit le soir ou le matin
Je suis à ton pied nu l’écume
Dont tu disperses le destin
Comme une brume 349 ’ ‘…’

En ce qui concerne l’épigraphe tirée du poème « Elsa », en écho à celle de John Dryden, on en saisit d’autant mieux la pertinence qu’elle se trouve explicitée au sein même de l’œuvre par la tension du texte entre présence de l’amour chanté et présence de la mort qui fait son chemin, par l’amour impossible et la séparation. Pour n’en citer qu’un seul exemple, on peut se reporter à la mise en scène du procès du Medjoûn, dans la quatrième partie intitulée « 1491 » où figure cette épigraphe : là, le Fou doit rendre compte de son impiété, lui qui remplace la dévotion due à Dieu par la dévotion à la femme ; traîné devant le cadî, il est sommé de s’expliquer et prononce un chant, « D’Elsa qui est une mosquée à ma folie », dont les derniers vers sont :

‘Je t’ai donné la place réservée à Dieu que le poème
À tout jamais surmonte les litanies
Je t’ai placée en plein jour sur la pierre votive
Et désormais c’est de toi qu’est toute dévotion
Tout murmure de pèlerin tout agenouillement de la croyance
Tout cri de l’agonisant’ ‘Je t’ai donné la place du scandale qui n’a point de fin 350

Ce scandale, blasphématoire, on va le mesurer plus loin, lorsque le Medjnoûn, emprisonné à Al-Kassaba chante à nouveau son amour, et le définit comme le repère du temps et du devenir :

‘Je suis ici séparé d’elle
Et j’y fais l’essai de la mort
Le temps sans toi m’est infidèle
J’y suis ma propre citadelle
Une boussole sans le nord

Rien ne m’est que réminiscence
Tout rêve bouteille à la mer
Dans cette couleur de l’absence
Rien n’a plus ni sève ni sens
Que faire de mon cœur amer 351

Ainsi apparaît-il nettement que le chant d’amour venu du passé du vieillard qu’est le Medjnoûn et lancé vers l’avenir qu’est Elsa, se lit sans cesse comme une méditation sur le temps et la seule existence du futur qu’est le présent… Du même coup bon nombre des épigraphes du Fou d’Elsa s’éclairent de cette méditation poursuivie tout au long du roman historique et du poème. D’entrée de jeu, l’auto-citation, création du début, « J’ai partagé le melon de ma vie… » suggère ce qui se confirmera par la suite : toute l’œuvre est partagée entre sagesse, qui est connaissance du temps, et folie de ne pas vivre ce temps avec l’aveuglement des contemporains. Le Medjnoûn, dans sa folie commentée par Zaïd, remonte le temps en rêve jusqu’au 20ième siècle ; sa poésie invente un avenir que ne comprend pas autrui, bien que vivant le même présent. On peut donc considérer comme associées les épigraphes des pages 189, 307 et 329. De près ou de loin il n’y est question que de ce rapport étrange du passé et du futur au présent qui fait le soubassement de toute l’œuvre y compris dans sa dimension historique. À ce titre, il faut retenir tout particulièrement l’extrait de la préface de Pierre Daix au roman de Soljénitsine, Une journée d’Ivan Denissovitch. En effet, implicitement, celle-ci souligne la mort de l’espoir, donc la fin d’une croyance dans la possibilité d’un futur. Mais on peut et on doit la lire aussi à la lumière de toute l’élaboration conceptuelle du roman-poème comme un manifeste contradictoire pour le temps présent, seule réalisation possible de l’être subjectif par son chant amoureux. Cette épigraphe, inscrite sous le titre du chapitre « La grotte », peut rétrospectivement faire penser à une catabase 352 à l’envers, comme d’ailleurs le confirme le premier poème du chapitre, « Le plongeur », qui se clôt sur les vers suivants :

‘J’entends le temps j’attends le temps
Dont vivre meurt la vie étant

Plus avant en lui que je plonge
Le temps devient matin d’un songe

Dont fut le sens d’être oublié
Une fois de moi délié 353

De fait, si enfer il y a, c’est de saisir que le devenir, inscrit dans la vie même, mène l’homme sans coup férir vers sa mort toujours plus proche ; mais dans ce parcours, dire le temps et l’amour futur, c’est les réaliser par la création poétique, seul moyen de les atteindre. D’où ce déni de la croyance révolutionnaire dans les lendemains qui chantent, qui a hanté Aragon certainement au moins dès l’invasion de la Hongrie par l’armée russe en 1956. On peut ainsi mettre en parallèle, dans le même chapitre de « La grotte », une parole du Medjnoûn rapportée par Zaïd, et la fin d’un chant du vieillard, qui offrent sous deux aspect différents leur sagesse du temps présent et à venir :

Parole rapportée par Zaïd Chant du Medjnoûn
« Zaïd, est-ce toi…, - disait-il […] M’entends-tu ? J’avais passé ma vie imaginant que la loi du monde était le mieux… c’est à dire… qu’il y avait dans l’homme une force profonde, qui le pousse à s’accomplir, si peu que cela soit, comme si sa tâche était de porter un peu plus loin la vie…oh, Zaïd, comme on peut se tromper ! comme on peut… » p. 336 […]
Peut-être est-ce là vieillir assurément ce sera mourir quand non seulement je ne verrai plus l’avenir mais j’en perdrai le souvenir
Quand l’inaccompli m’échappera quand je n’aurai plus part que de l’irrémédiable
Quand rien de moi n’aura plus prolongement dans la variation des choses
Dans ce glissement d’un présent vague à son lendemain pour quoi ma bouche va cesser de donner forme à la parole
De trouver modulation du verbe qui me fait survivre à ce que je dis
Et c’est comme un musicien qui répète un thème et ne sait plus le développer
À cette minute de fermer les yeux trop tard qui comprend n’avoir été devenir qu’autant qu’il était mélodie
Avec la phrase s’arrêtant muré dans le temps dans l’accomplissement verbal
Car il n’y a point forme au langage qui permette hors de soi le jeu de l’achèvement de l’inachevé
………………………………………………………
p. 338

On ne saurait dire plus explicitement d’une part que le « progrès » humain n’est pas inscrit dans l’homme, si ce n’est sous forme d’une croyance fausse. Mais d’autre part le chant du Medjnoûn, réalisant en acte ce qu’il affirme, montre aussi que l’avenir est dans la parole qui s’élabore, tant qu’elle s’élabore et jaillit : « …qui comprend n’avoir été devenir qu’autant qu’il était mélodie », où nous entendons mélodie au sens de la parole poétique rythmée qui se crée et ouvre sur un univers de possibles.

Une dernière remarque alors s’impose sur la disposition des épigraphes au sein de l’œuvre. Le feuilletage qu’elles induisent n’est pas si aléatoire qu’il en a l’air à première vue. Elles composent une bibliothèque variée, mais encore et surtout un balisage à rebours bien compréhensible : citant du côté arabe des œuvres d’adab, elles introduisent implicitement la méditation sur le temps en relation avec la poésie amoureuse, d’où leur présence côte à côte et en complémentarité avec d’autres, au début du Fou d’Elsa, de la Quatrième Partie et du chapitre de « La grotte ». Chacune d’elles tour à tour est l’indice du chant de fin’amor, d’une philosophie du temps et d’une méditation sur la vieillesse, qui font et la contemplation du devenir humain et sa formulation.

Notes
342.

Hervé Bismuth, Aragon, Le Fou d’Elsa. Un poème à thèses, Lyon, Coll. Signes, ENS éditions, 2004, étude sise dans la Première partie – La citadelle, I. Le discours avant la lettre : aux portes du poème, pp. 29-64

343.

C’est Hervé Bismuth qui souligne.

344.

Idem, p. 64

345.

Le Fou d’Elsa, p. 15

346.

Idem, p. 17

347.

Verbe rare et ancien, attesté au 14ième siècle uniquement au mode participe : il signifie affamé (comme un loup) ou, métaphoriquement, animé d’une passion dévorante, d’une ardeur violente… Aragon réactualise ce verbe en le conjuguant au mode indicatif.

348.

Idem, p. 188

349.

Idem, p. 280

350.

Le Fou d’Elsa, p. 219

351.

Idem, p. 224 (poème intitulé « La première voix »)

352.

L’enfer étant alors le monde inachevé, incomplet, des vivants, et le rêve le moyen de se survivre dans la création…

353.

Idem, p. 333