A. Quand la fiction d’un cours d’histoire redit l’histoire, mais autrement

La prise de Gibraltar propose, en ce qui la concerne, une optique particulière qui la distingue aussi bien de L’Amour, la fantasia, que du Fou d’Elsa. Une part cruciale du commentaire historique est mise en abîme par le récit du cours d’histoire de M. Achour. Cette scène occupe principalement la Quatrième Partie du roman. Mais la structure répétitive de l’œuvre, le surgissement inopiné des citations, notamment celle de la prosopopée de Tarik ibn Ziad dès la Première Partie, assurent la présence directe d’un « dit » de l’histoire tout au long de l’œuvre.

Cette présence est d’ailleurs d’autant plus marquée qu’elle est soutenue par la démultiplication des instances de narration qui reprennent tour à tour la prosopopée ou des bribes de celle-ci, et/ou son commentaire. M. Achour lui-même, bien sûr, le narrateur principal Tarik, ses amis Kamel ou Chems-Eddine, et en outre une troisième personne narratrice qui ne se confond avec aucune des précédentes et qu’on voit émerger par exemple de la page 172 à la page 181, colportent tour à tour en la modifiant de leurs nombreuses variantes et appréciations l’histoire commune :

‘Les mots fermentèrent longtemps dans sa tête alors qu’il gardait la chambre. Après cette période ils n’eurent plus jamais le même sens qu’avant. Comme s’ils avaient été oblitérés brouillés embrouillés embourbés fêlés éparpillés fondus dans sa propre graisse qui ne cessait pas de s’accumuler. Leur sens aussi s’était déplacé transféré dégradé faussé déglingué et annulé. Il se mit à esquiver la forme des choses et des objets et à mettre en doute leur capacité à se déployer dans l’espace et à se réaliser clairement et carrément. Il les voyait se dédoubler se fondre se fusionner se dévier et se dévorer. Sa tête était devenue le point de rencontre d’une multitude d’intuitions grouillantes multicolores et multiformes qui tissaient une sorte de réseau de significations complexes complexées enchevêtrées et entremêlées.’ ‘ Ce cours d’histoire sonna le glas de nos espérances de nos certitudes, de nos fanatismes et de nos chauvinismes…  « Écoutez vaillants guerriers. Oyez braves soldats : où est donc la fuite ? » 355

Cet extrait du roman outre qu’il met en évidence la troisième personne narratrice, montre aussi l’homogénéité de la parole dans toute l’œuvre. Comme on va le revoir ultérieurement, on trouve ici l’omniprésence de l’énumération comme procédé de composition, et au sein de l’énumération une progression de terme en terme par accentuation prosodique : une formule exemplaire en est la série « se dédoubler se fondre se fusionner se vier et se vorer », où l’accumulation des verbes trouve sa justification du rapprochement consonantique des [s], [d], [f], [v] autant que de la forme pronominale de chacun d’eux. Quant à la valeur sémantique de la série, elle est portée par l’idée du mélange ou de la fusion, que confirme la fin de l’énoncé, « une sorte de réseau de significations complexes complexées enchevêtrées et entremêlées ». La démultiplication des instances de parole suggère que cette dernière est le résultat d’une interaction, elle est un dire collectif, mais à aucun moment elle ne change de texture : elle reste une dans ses modalités de composition et d’accentuation. C’est pourquoi elle entraîne sans solution de continuité, sauf le changement de paragraphe, la citation de la prosopopée de Tarik.

C’est que cette prosopopée apparaît elle-même comme un bien collectif : une parole qui occupe la mémoire du groupe et contribue à son existence en tant que tel. Le vécu commun est nourri entre autres de la légende historique au sens étymologique du terme, qu’on a déjà exposé dans l’étude du Prologue. Pour ce qui est de la nature fondamentalement orale de ce vécu, il suffit peut-être de rappeler qu’avant toute trace de commentaire, ce qui apparaît dès le début de La prise de Gibraltar, c’est la parole directe de la prosopopée. C’est encore et toujours le langage, ici fixé dans des formules que la tradition a maintenues en apparence identiques et figées, qui constitue l’histoire. Mais les modifications partielles que la récitation de la légende lui fait subir posent un problème : ce bien commun, (cette histoire commune), est sans cesse revu et corrigé, ce qui montre assez que la subjectivité y est à l’œuvre, avec ce que cela suppose de valeur idéologique. C’est pourquoi le cours de M. Achour est un moment fort du roman : acte de discours, tendu par un double objectif d’explication et de commentaire, il situe la portée politique de l’œuvre au même titre que les récits de torture de Chems-Eddine par les soldats français pendant la guerre ou le récit des massacres de la foule en train de manifester à Constantine en 1945.

Le cours de M. Achour s’organise en trois étapes successives, la première consistant dans la citation et l’exposé de ses conditions d’émergence :

‘Écoutez vaillants guerriers. Oyez braves soldats. Où donc fuir ? La mer est derrière vous et l’ennemi est en face de vous. […] Le professeur d’histoire commentant cette harangue dit : Al-Baladhiri [sic : il s’agit de Al-Baladhuri], l’auteur du Joyau des Âmes fait allusion à cette fameuse harangue de Tarik ibn Ziad en écrivant ce qui suit : lorsque les Arabo-Numides rencontrèrent les Goths la bataille fit rage pendant trois jours. Lorsque Tarik vit la mauvaise situation dans laquelle se trouvaient ses troupes, il se leva pour leur donner du courage, flatter leur orgueil, les exhorter à la patience, les rappeler aux valeurs musulmanes et accroître leurs espoirs. C’est à ce moment qu’il prononça son célèbre exorde. « Écoutez vaillants guerriers. Oyez braves soldats : où donc fuir ? » M. Achour disant donc : les sources musulmanes ont mis en exergue la valeur de cette adresse et son impact extraordinaire sur le moral des troupes arabo-numides. Elle renforça leur fierté, décupla leur courage, grandit leur confiance et les propulsa vers la victoire et le triomphe. 356

Sans citer plus longtemps ce passage où le cours de M. Achour va finir par mettre en évidence le caractère apocryphe de la prosopopée, on peut au moins observer comme le récit fonctionne par circulation elliptique : la citation de la prosopopée et le commentaire historique se répètent en produisant des variantes, parfois minces 357 , et en s’enchaînant. C’est justement leur interaction qui fait l’histoire. Pour s’en rendre compte, on peut comparer les deux temps de commentaire du professeur d’histoire, dans la citation précédente, et observer comment l’organisation de son discours suggère la valeur collective, ce qui lui fera réhabiliter en dernière instance la prosopopée quand bien même elle serait pure invention et non véritable parole d’archive.

Paraphrase du récit de Al-Baladhuri Second commentaire de M. Achour
il se leva
pour leur donner du courage
flatter leur orgueil
les exhorter à la patience
les rappeler aux valeurs musulmanes
et accroître leurs espoirs
elle ren f or ça l eur f ierté
décupla leur courage
grandit leur confiance
et les propul sa
vers la victoire et le triomphe

Comme dans la parole citée précédemment, on retrouve le principe de l’énumération où chaque syntagme et chaque proposition s’informent les uns les autres sémantiquement, d’autant que les accents prosodiques, sur les verbes notamment, les mettent en relation d’écho. De plus, la masse des pronoms « les/leurs » assortie de l’adjectif possessif « leur » accumulant les accents sur le [l], fait entendre tout particulièrement le pronom comme indice du collectif, du groupe, d’où les auditeurs futurs de la prosopopée tireront leur propre ferment d’appartenance à la collectivité historique. Cette comparaison entre deux commentaires successifs de M. Achour, fait apparaître assez nettement le développement de la subjectivité dans la mise en relation de l’exorde (principalement d’ailleurs les deux ou trois premières phrases) avec l’exégèse professorale. En effet, le lien rythmique se crée par la reprise du parallélisme qui est à l’œuvre dans l’exorde lui-même : Écoutez//Oyezvaillants//bravesguerriers//soldatsla mer//l’ennemiderrière vous//en face de vous…On voit ainsi comment le cours de M. Achour se fonde lui-même sur la répétition et le parallélisme, tout en jouant sur l’accentuation prosodique, ce qui est une façon de se greffer sur la parole de la prosopopée en adoptant une partie de son rythme spécifique, en l’accueillant, tout en suggérant à quel point elle est efficace, par le rappel de sa force, de la confiance qu’elle donne, etc. C’est dire que la description que le professeur offre de cette harangue suggère aussi un commentaire sur le rôle fédérateur de la prosopopée, ou de la légende historique, commentaire qui ne deviendra explicite que plus loin dans le roman, en réponse à la question indignée d’un élève. D’ailleurs la description des réactions des élèves montre le même phénomène fédérateur par réaction : ils sont unis dans le même sentiment de scandale.

‘Nous étions désarçonnés. Déboussolés. Paumés. Trahis. 358
Nous en étions éberlués. Frappés par la berlue. Fous de colère. Nous en voulions au professeur de nous avoir déboulonné notre héros autour duquel nous avions cristallisé tant d’espoirs, de phantasmes et de sublimations. 359

Ainsi donc, des périodes oratoires de la prosopopée aux énumérations descriptives de M. Achour ou du narrateur, qui constate les émotions de sa classe, une seule et même poétique se met en place par les répétitions et l’accentuation. L’épanchement verbal, qui donne son caractère à cette oralité littéraire, signale la densité voire la pesanteur physique de cette dernière, son enracinement dans le corps, sa matérialité. En tant que source d’un discours historique, elle revendique implicitement de substituer le vécu des affects à l’idéalisme de l’histoire officielle, qui ignore ces derniers. Elle fait apparaître non pas l’homme, mais des hommes dans le tourbillon de leurs contradictions et de leurs difficultés à vivre, et elle les situe nettement dans une réalité algérienne non interchangeable avec d’autres, ce qui fait son historicité.

Notes
355.

La prise de Gibraltar, pp. 180-181

356.

Idem, pp. 169-170

357.

Par exemple, le début de la prosopopée page 171 devient Écoutez vaillant guerriers. Oyez braves soldats : où donc est la fuite ?…

358.

Idem, p. 170

359.

Idem, p. 171