B. Feuilleter les archives pour écrire l’histoire du côté des vaincus

Chez Assia Djebar, le récit historique n’est pas aussi dédoublé ou clivé que chez Rachid Boudjedra. Il est tenu par un processus continu de citations et de développements. Il est certes réparti entre des temps écartelés : il suffit de feuilleter la première partie de L’amour, la fantasia, pour observer une alternance stricte entre passages de récit autobiographique, et passages de récit historique. Cependant cette composition lie les éléments entre eux notamment par un certain nombre d’échos sémantiques et thématiques, qui suggèrent à chaque passage de chapitre une continuité. En effet, les séquences de l’œuvre apparaissent comme des groupes accentués à leurs « extrémités », et se répondent les unes aux autres par reprise et écho. Un exemple le montrera : la première phrase du premier chapitre du roman met en scène une main qui guide :  « fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père » 360  ; la dernière phrase du chapitre reprend et réoriente cette entrée en matière en projetant la fillette dans la femme devenue adulte : « ma fillette me tenant par la main, je suis partie à l’aube » 361 . Le chapitre suivant s’ouvre sur une phrase nominale qui se juxtapose syntaxiquement et sémantiquement à la précédente : « Aube de ce 13 juin 1830, à l’instant précis et bref où le jour éclate au-dessus de la conque profonde » 362 . Bien que le cours du récit ait dévié de l’autobiographie au récit historique, la parole tient la tension, s’étire d’une séquence à l’autre, et assure le lien rythmique du roman. Elle l’assure de manière d’autant plus frappante que le dernier chapitre du roman, « Air de nay », cite indirectement à son tour l’épisode de la main coupée rapporté par Eugène Fromentin, comme on l’a vu dans l’étude des épigraphes, et s’empare métaphoriquement de ce reste mutilé pour lui donner la valeur emblématique de l’écriture de toute l’œuvre : il y a là une cohérence de composition qui marque le lien nécessaire entre récit autobiographique et récit d’histoire.

On pourrait parler à propos de L’amour, la fantasia d’un débat en direct entre les archives, essentiellement porteuses du discours français sur la guerre d’Algérie et sa conquête, et le commentaire narratif convoquant tour à tour les voix des soldats, des femmes, et celle de la narratrice en titre, pour les confronter et les retravailler. On peut même parler d’un travail d’archiviste assumé voire revendiqué, qui est repérable au soin avec lequel le récit intègre les références des lettres et témoignages cités, à commencer par l’épigraphe de la Première Partie, « Barchou de Penhoën, Expédition d’Afrique, 1835 », page 13. Ce travail se poursuit en égrenant et presque en numérotant les documents au fur et à mesure de leur apparition non seulement dans le récit, mais aussi dans le temps chronologique de la conquête. Nous citons à la suite l’insertion de ces précisions d’archive tout au long de la Première Partie pour en donner une idée (mais la suite du roman poursuit la même démarche):

‘1° Aube de ce 13 juin 1830.
Un premier guetteur se tient, en uniforme de capitaine de frégate, sur la dunette d’un vaisseau de la flotte de réserve qui défilera en avant de l’escadre de bataille, précédent une bonne centaine de voiliers de guerre. L’homme qui regarde s’appelle Amable Matterer. 363
2° Ils sont deux maintenant à relater le choc et ses préliminaires. Le capitaine de vaisseau en second, Amable Matterer, verra, depuis le Ville de Marseille, les combats s’enfoncer progressivement dans les terres[…] Un second témoin va nous plonger au cœur même des combats : l’aide de camp du général Berthezène, responsable des premiers régiments directement engagés. Il s’appelle le baron Barchou de Penhoën. Il repartira un mois après la prise de la Ville ; au lazaret de Marseille, en août 1830, il rédigera presque à chaud ses impressions de combattant, d’observateur et même par éclairs inattendus, d’amoureux d’une terre qu’il a entrevue sur ses franges enflammées. 364
3° Le chef de bataillon Langlois, peintre de batailles, au lendemain du choc décisif de Staouéli, s’arrêta pour dessiner des Turcs morts, « la rage de la bravoure » imprimée encore sur leur visage.[…] Le dimanche 20 juin, à dix heures du matin et par un temps superbe, Langlois exécute plusieurs dessins de ces orgueilleux vaincus puis il esquisse un tableau destiné au Musée. « Le public amateur en aura des lithographies », note ce même jour Matterer. 365
4° Ils sont trois désormais à écrire les préliminaires de la chute : le troisième n’est ni un marin en uniforme ni un officier d’ordonnance qui circule en pleine bataille, simplement un homme de lettres, enrôlé dans l’expédition en qualité de secrétaire du général en chef.[…] J. T. Merle, c’est son nom, publiera à son tour une relation de la prise d’Alger, mais en témoin installé sur les arrières de l’affrontement. 366
5° Changarnier simple chef de compagnie alors, consignera pour ses Mémoires futurs… 367
6° J. T. Merle, notre directeur de théâtre qui ne se trouve jamais sur le théâtre des opérations, nous communique son étonnement, ses émotions et compassion depuis le jour du débarquement (la seule fois où il est en première ligne) jusqu’à la fin des hostilités, ce 4 juillet. 368
7° Un quatrième greffier de la défaite comble, de sa pelletée de mots la fosse commune de l’oubli ; je le choisis parmi les natifs de la ville. Hadj Ahmed Effendi, mufti hanéfite d’Alger, est la plus haute personnalité morale en dehors du dey. […] Il nous rapporte le siège en langue turque, plus de vingt années après et en écrivant de l’étranger, car il s’expatriera. […] Dans son exil, il se rappelle ce 4 juillet et publie sa relation. 369
8° D’autres relateront ces ultimes moments : un secrétaire général, « bach-kateb », du bey Ahmed de Constantine[….]. Un captif allemand…deux rescapés du naufrage de leur bateau survenu quelques mois auparavant…Ajoutons le consul d’Angleterre qui note ce tournant dans son journal… 370 etc.’

Cependant, malgré la masse des archives, manque un pan entier d’histoire : un récit algérien des guerres depuis la conquête de 1830 jusqu’à l’Indépendance de 1962, avec leur cortège d’horreurs, de traumatismes, de rêves violés. Aussi le travail d’histoire de L’Amour, la fantasia commence-t-il véritablement non avec la collection des témoignages mais dès lors que se formule le manque d’une parole, le silence des algériens eux-mêmes ou l’absence d’un sujet algérien :

Un quatrième gref f ier de la dé f aite comble de sa pelletée de mots la f osse commune de l’oubli. [le mufti d’Alger]

La métaphore qui assimile le témoin à un fossoyeur, et l’oubli à une tombe sans sépulture, dit assez que l’acte fondateur d’une histoire algérienne doit être celui de la naissance d’une parole des vaincus. L’accent prosodique sur le [f] associe dans le rythme la « défaite » et la « fosse commune » ; il associe aussi le terme de « greffier », à la défaite : un greffier, quelqu’un qui consigne les faits de l’extérieur, sans aucune implication personnelle, sans un vécu des événements ; la défaite est d’autant plus cruelle pour les Algériens vaincus qu’ils n’ont pas pu la dire ni l’écrire eux-mêmes. Mais on peut aussi affirmer que le soulignement d’un tel manque est d’ores et déjà le point de départ d’une histoire possible, signé et revendiqué par la narratrice et à leur corps défendant par les archives… Le travail littéraire de commentaire qui s’ensuit, aussi bien sur les événements en tant que tels que sur les émotions et les jugements des témoins prolonge cette parole fondatrice et la complète. On ne s’étonnera donc pas du curieux hommage que l’œuvre rend à Pélissier, bourreau entre autres de la tribu des Ouled Riah, qu’il a enfumée dans les grottes où elle se cachait assiégée :

‘ Pélissier, témoin silencieux, quand il parcourt ces grottes à jamais peuplées, a dû être saisi d’une prescience de paléographe : à quelles strates du magma de cadavres et de cris, vainqueurs et vaincus s’entremêlent et se confondent ?
Au sortir de cette promiscuité avec les enfumés en haillons de cendre, Pélissier rédige son rapport qu’il aurait voulu conventionnel. Mais il ne peut pas, il est devenu à jamais le sinistre, l’émouvant arpenteur de ces médinas souterraines, l’embaumeur quasi fraternel de cette tribu définitivement insoumise…
Pélissier, l’intercesseur de cette mort longue, pour mille cinq cent cadavres sous El Kantara, avec leurs troupeaux bêlant indéfiniment au trépas, me tend son rapport et je reçois ce palimpseste pour y inscrire à mon tour la passion calcinée des ancêtres 371 .’

Le terme de palimpseste définit à lui seul la pratique du commentaire instituée par l’œuvre : citer puis se greffer sur la parole des anciens témoins, c’est aller au-delà d’elle et la reformuler, de la même manière que les moines copistes ponçaient l’ancien parchemin avant d’y inscrire le nouveau texte. La narratrice substitue sa voix à celle des archives, après les avoir citées ; elle prend appui sur les témoignages, seules paroles héritées de l’histoire passée et insère explicitement en elles dans son travail d’appropriation. De la sorte la parole même du bourreau offre la possibilité que rebondisse la voix de la narration.

Tout comme avec le travail de liaison rythmique et thématique qui organise la continuité du récit entre passages autobiographiques et passages de reconstitution historique, on voit apparaître ici une fractalité de la composition : les unités de récit ou de description sont mises en abîme dans le corps général du récit-commentaire, lequel reprend les faits et les développe à sa manière. À titre d’exemple on peut observer dans la Deuxième Partie du roman l’épisode de la mise à feu des Ouled Riah dans les grottes du djebel Nacmaria. Un premier récit suit de près, consigne en quelque sorte, les faits que le colonel Pélissier a rapportés dans son journal ; certains passages en sont même cités. Un second récit postérieur revient sur les ordres donnés, qui ont provoqué la décision du colonel, et fait le lien avec son compte-rendu officiel destiné à la hiérarchie militaire française. De ce fait le récit se répète, mais réfracté par la nécessité de présenter les faits de manière acceptable. Le commentaire souligne alors des irrégularités, des modifications que la version militaire colporte :

‘« Enfumez-les tous comme des renards ! »
Bugeaud l’a écrit ; Pélissier a obéi, mais, devant le scandale qui éclatera à Paris, il ne divulguera pas l’ordre. C’est un véritable officier : il possède l’esprit de corps, le sens du devoir, il respecte la loi du silence.
Mais il a rendu compte. « J’ai dû reprendre le travail de fascines », écrit-il. Trois jours après, quand, méthodique, il rédige son rapport de routine, il précise toutes les phases : les multiples étapes de la négociation, la qualité de chacun de ses envoyés, la reprise de l’ultime pourparler, à l’entrée inférieure cette fois [de la grotte]. Ce ne fut pas un quart d’heure, mais « cinq fois un quart d’heure » qu’il affirme avoir accordés… 372

Un troisième récit laisse la parole à la narratrice (« Je reconstitue à mon tour cette nuit » p. 88) qui, cependant, prend encore appui sur les citations du témoignage d’un officier espagnol et d’un anonyme, rapporté par le Docteur Christian, citations qui, à leur tour, refont partiellement le récit des moments forts de ce massacre. Enfin, la narratrice reprend sa propre évocation, tout en prolongeant la citation de l’anonyme. Cette dernière s’ouvrait sur la question : « Quelle plume saurait rendre ce tableau ? » 373  ; le récit y répond et la développe à partir de l’affirmation : « J’imagine les détails du tableau nocturne » 374 . On peut d’ailleurs souligner à ce propos un rapprochement possible avec la démarche d’Aragon suivant le fil directeur du rêve pour remonter le temps et se situer dans un passé qui lui est inconnu. Commenter les documents de la conquête, ce peut être aussi imaginer ce qui s’est passé, inventer l’impalpable, ce qui ne laisse aucune trace dans l’histoire : odeurs, bruits, émotions ressenties. Il serait trop long et fastidieux d’analyser ici la totalité des réécritures que propose le roman. Mais un bref récit de l’enfumage des grottes de Nacmaria en attestera la portée poétique et la valeur de procès historique :

375

Cet exemple assez dense montre clairement la forme quasiment métrique que prend la réécriture de l’histoire par la voix narratrice : alexandrins, octosyllabes, accents prosodiques nombreux créant des échos au sein du récit et redoublant l’accentuation de groupe, on a véritablement ici une accumulation maximale, où se fait entendre le particularisme de cette voix, et du même coup son appropriation du récit historique par la poésie. De plus, les métaphores nombreuses, houle des détonations, personnification des pierres et animalisation des flammes et du bruit ( qui lèchent, qui ronge…) opèrent ce que le commentaire annonce par ailleurs, c’est à dire le travail d’imagination pour rendre compte du passé enfoui dans les témoignages de soldats. Tout le discours de la voix narratrice devient alors une sorte de déclamation, scandée par les nombreux accents, en fait une célébration des morts, une sépulture poétique qui accomplit à la fois la geste historique des tribus algériennes résistantes, et la correction du silence des archives. On peut à cet égard confirmer bien des ressemblances avec le monument poétique élevé par Aragon à l’histoire de Grenade et de l’amour…

Notes
360.

L’amour, la fantasia, p. 15

361.

Idem, p. 17

362.

Idem, p. 18

363.

Idem, p. 18

364.

Idem, p. 30

365.

Idem, p. 31

366.

Idem, p. 43

367.

Idem, p. 45

368.

Idem, p. 47

369.

Idem, p. 54

370.

Idem, p. 56

371.

Idem, p. 97

372.

Idem, p. 87

373.

Idem, p. 88

374.

Idem, p. 88

375.

Idem, p. 88-89