C. L’écriture en miroir

Le Fou d’Elsa, grand-œuvre assemblant la totalité d’une expérience poétique, se démarque de L’Amour, la fantasia et de La Prise de Gibraltar par sa faculté à intégrer le travail de la citation et du commentaire au point d’en faire le processus global de son écriture. Hervé Bismuth, dont nous avons déjà cité le notable travail de thèse sur cette œuvre, a souligné à ce propos comment le poète insère des épigraphes inventées pour la circonstance et manie l’auto-citation, dans une totale « immodestie » (Gérard Genette dixit…). Cependant la pratique épigraphique, en ce qu’elle semble relever d’une tradition instituée de longue date et quand bien même Le Fou d’Elsa en montrerait une manipulation très particulière voire iconoclaste, est un peu l’arbre qui cache la forêt. C’est que toute l’œuvre est fondée sur une tension de la parole, qui se cite elle-même et se commente, réalisant de bout en bout la lecture-écriture postulée par Aragon depuis bien longtemps. Ainsi cette pratique qui se rencontre chez Assia Djebar et Rachid Boudjedra, comme moment de corps à corps, langage contre langage, effort de l’écriture pour saisir le dire de l’histoire au sein des archives et de la parole collective et le reformuler, se déploie à la totalité de l’œuvre dans le poème de Grenade. Il n’y s’agit plus de moments particuliers, mais de la dimension temporelle et discursive centrale du Fou d’Elsa.

En effet, les histoires entrelacées du Medjnoûn et de la cité andalouse ne cessent de confronter récit, chant et commentaire en retour sur ces derniers, dans une démultiplication des voix, et notamment celle de la première personne du singulier, tour à tour narratrice, chanteuse et récitante. Un premier indice lisible de cette conception est à trouver dans l’inscription, au sein de l’œuvre, d’une série de « journaux » et de « commentaires ».

En ce qui concerne les commentaires, il s’agit de ceux de Zaïd, la plupart du temps, notamment dans les recueils de poèmes du vieux poète, où ils sont signalés en italiques, spécifiquement. Ainsi le personnage de Zaïd est-il mis à contribution dans de nombreux passages de l’œuvre, pour questionner et interpréter les dires du Medjnoûn. C’est le cas par exemple pages 61 à 103, dans les « Chants du Medjnoûn ». Le commentaire est aussi présent de façon notable dans le chapitre de « La grotte », pages 331-397. Enfin on le trouve également dans le chapitre « 1491 », où la voix de Zaïd peut se faire entendre au discours indirect, dans la question-commentaire adressée à son maître :

‘…et Zaïd qui suivait son maître en silence, lui demanda s’il fallait de ces vers déduire qu’il y a deux sortes de temps, l’un trajectoire où qui l’imagine occupe toujours son midi, l’autre substance à l’esprit commune et aux choses inanimées.’ ‘Alors le vieillard sourit de ce que l’enfant avait entendu mieux que les gens du savoir son discours. 376

On appréciera ainsi que le commentaire installe au sein de l’œuvre son exégèse, mais qu’en même temps celle-ci relance la réflexion sur l’écriture poétique, par sa formulation : qu’est-ce que le midi, du temps ou de la trajectoire du temps ? L’aventure de la lecture se poursuit jusque dans le commentaire qui en est donné ! On peut d’ailleurs considérer que l’écriture de l’histoire englobe aussi le récit de l’écriture pour elle-même, comme manifestation du travail de la parole se cherchant et s’inventant au fur et à mesure. Comment autrement appréhender les commentaire de Zaïd offrant littéralement des bribes d’étude de la ponctuation poétique à propos des chants du Medjnoûn, sinon en les lisant comme partie prenante de l’histoire du sujet, lisant et écrivant … :

‘ Il arrivait parfois qu’An-Nadjdî parlât devant moi des paroles dont je ne pouvais me résoudre à penser qu’elles fussent pour moi seul bien qu’elles ne prissent point la forme du vers ou la musique du chant Même si
Par quelque arrêt de la voix en ceci qui ne semblait ni mélodie adressée aux autres ni confidence à l’enfant prétexte que j’étais
Il me dictait sans le dicter d’aller à la
Ligne et cela faisait comme un grand geste de sa manche sur le ciel Il arrivait
Parfois que je sentais le besoin de couper les mots de sa bouche avec l’eau d’un « dit An-Nadjdî » par exemple ou tel détail de la journée en apparence
Étranger Étranger aux choses prononcées 377

On découvre dans ce passage comme dans d’autres que l’activité lexicographique et explicative ne se résume pas à la fin de l’œuvre, puisqu’elle est présente dans la trame même du récit et du chant dont elle constitue une respiration, un des modes d’organisation. Elle est nécessaire au rythme de l’œuvre y compris dans ses aspects performatifs, telle la rupture syntaxique en fin de ligne, qui tout en illustrant précisément la ponctuation de la phrase, provoque par exemple un enjambement entre « …à la » et « Ligne », de telle sorte que l’expression « al l er à l a   l igne» est porteuse d’une double accentuation, prosodique et syntaxique et de deux contre-accents qui la valorisent à ce moment du texte comme l’action principale, celle qui draine les efforts et l’attention du poète.

Par moments également, pour combler l’absence de Zaïd, le Medjnoûn étant arrêté puis emprisonné, une autre voix à la troisième personne, un narrateur devenant personnage, se substitue au serviteur et prolonge la nécessité de revenir sur les chants du poète, en interpellant ce dernier, ce qui revient le plus souvent à ouvrir en abîme les lectures possibles de l’œuvre. Dans les tours et détours de l’histoire en train de s’écrire, la question de la propriété d’auteur trouve aussi sa place, qui contient en substance celle de la postérité littéraire, donc des lectures qui font vivre les œuvres et s’en nourrissent tout à la fois. C’est dans cette perspective que nous proposons de saisir le jeu de l’auteur et ses doubles, particulièrement au moment où le vieillard poète sort de prison et erre dans Grenade :

‘Ö Medjnoûn
Sont-ils bien de toi ces mots accouplés ou d’un autre ailleurs ailleurs en autre temps
Mon sombre amour d’orange amère
Ma chanson d’écluse et de vent
Mon quartier d’ombre ou vient souvent
Mourir la mer 
Sont-ils bien de toi ces vers que l’on chante et que répète ici cette femme … 378

Il convient, à la suite des recherches d’Hervé Bismuth, de signaler qu’ici les vers repris sans italiques sont des vers qu’Aragon a tirés d’un de ses recueils déjà publiés, Elsa, en 1959, et dont il a juste modifié le troisième vers qui s’achevait initialement sur « …vient rêvant ». Car alors le commentaire discursif sur la propriété littéraire, autre dénomination de l’ « auteur », indique bien autre chose qu’une facétie d’écrivain égotiste se citant lui-même ; son interrogation récurrente équivaut à une définition du devenir de la parole poétique : celle-ci, dès qu’elle est échappée de la bouche ou de la plume de l’écrivain, prend son autonomie et devient source de la pensée et de l’écriture à venir, comme le montre dans « Le journal d’on ne sait qui », situé dans l’ « Épilogue » du Fou d’Elsa, la filiation entre le Medjnoûn, Aragon et le poète persan Djâmî :

‘An-Nadjdî s’est tourné devant le catafalque à Hérât du poète de Medjnoûn et Leïla, et le deuil est conduit par l’ancien Wazîr du Timouride ici régnant, al-Moukarrab al-Khazrât, qui est le poète Mîr Ali Chîr Névâyî. Djâmî, le grand Djâmî dont l’avenir oublie qu’il s’appelait Noûr ed-Dîn ‘Abdou-r-Rahmân, vient de mourir, le peuple se prosterne dans ses vêtements blancs, ah ! quelque chose se brise au cœur du chanteur de Grenade, tout ce qui fut écho dans lui de cette voix lointaine… Aussi n’a-t-il plus d’yeux que pour sa douleur, ni d’oreilles : il ne voit plus se réunir autour de lui ceux qui vinrent autour de Federico, comme pour en témoigner, à l’heure de sa mort. La source de sa pensée est tarie. Le sol où se posait, son pied nu, brûlé. La poitrine de son souffle ne respire plus. Comment trouvera-t-il désormais vers Elsa ce chemin d’ailes et de vent, qu’il devait à la vivante poésie, à la musique inspirée, au délire de feu de Djâmî ? J’étais la flèche et toi le bras qui tend la corde, et la force qui me faisait voler à travers l’orage vers l’Aimée. À présent, l’arc est détendu, le ciel obscur, les feuillages de la forêt refermés… Djâmî ! Djâmî ! de qui je n’étais que le chant prolongé ! 379

Il faut absolument prendre en considération ici que le sujet est le chant lui-même, ce qui met clairement en cause toute attribution auctoriale, mais aussi d’une certaine manière toute chronologie. Par le relais de la parole poétique, Federico Garcia Lorca veillé par les Gitans voisine dans le temps avec le Medjnoûn, après la chute de Grenade, ainsi qu’avec le narrateur-poète qui émerge dans le pronom « je », lequel le fait se confondre avec An-Nadjdî. Et tous ensemble ces poètes émanent en quelque sorte de l’œuvre de Djâmî, autant qu’elle est suscitée par eux.

L’extrait précédemment cité est tiré d’un passage de l’œuvre au curieux titre, « Journal d’on ne sait qui », à partir de la page 415, qui n’est pas signalé au sommaire (un court commentaire final le définit comme un texte apocryphe …) contrairement à ses pendants « Journal de Zaïd », pages 333, 355, 365, 371, 377 et « Journal de Moi », page 406. Mais on aura compris qu’il importe peu au fond de savoir qui parle ici ; il importe plus de saisir l’omniprésence de l’activité discursive au sein de la parole conteuse et poétique, comme le suggèrent justement ces « journaux » consignant en écho les bribes de la sagesse de l’œuvre. Le propre du journal, en effet, étant de rassembler consigne et récit des faits, mais aussi analyse de ceux-ci et introspection de qui les vit, on ne sera pas surpris de trouver dans chacun de ces journaux une reprise des faits de l’histoire de Grenade, mais aussi en prise directe sur cette dernière, des considérations générales sur l’écriture et le développement du sujet dans le temps. On a vu ce qu’il en est pour le « Journal d’on ne sait qui ». Le terrain si l’on peut dire en était déjà préparé dans le « Journal de Moi » par une méditation sur le temps et l’avenir qui conduit à une requalification du « je » en « nous », suggérant littéralement le dépassement de soi dans le collectif :

‘Et nous appelons le progrès ce changement qui rend nos rêves inutiles 380

Dans ce commentaire fragmenté en maximes qui ne sont pas sans rappeler l’écriture d’un La Bruyère chacun prend sa place comme avenir, au présent, des hommes du passé : la voix du poète témoigne ici pour tous et dépasse largement la seule expression d’un moi lyrique. D’ailleurs le choix délibéré d’un langage écrit sans signe de ponctuation, et multipliant les antépositions, les mises à l’écart du nom et de ses compléments, organisation de la parole qui se trouve indifféremment dans les « journaux » comme dans les chants du Medjnoûn ou les propos de type historique, permet à tous moments les variations de la lecture, la discrimination changeante des syntagmes, de telle sorte que ce discours du moi offre sans cesse au lecteur la possibilité d’insérer sa vision au sein de la parole poétique, bref, permet à l’intersubjectivité, - symbolisée par le « nous » - de se déployer. On entend la même rencontre et le même mélange dans les questions du « Journal de Zaïd » :

‘Qui parle ainsi ? Je ne sais plus, à veiller ce sommeil murmurant de mon Maître […] je ne sais plus ou si c’est de moi que les mots naissent, ou bien de lui. Peut-être ma douleur s’est-elle avec la sienne confondue et suis-je comme lui le jouet de ce qui m’habite… Peut-être est-ce le songe de ma lèvre ainsi qui meurt sur la sienne, qui sait ? 381

Accomplissant la fractalité générale de l’œuvre, chaque voix reprend à son compte celles qui se sont déjà fait entendre, et peu importe qu’elles émanent de personnages différents puisque le sujet véritable de toute cette histoire c’est justement le chœur de toutes ces voix se répétant et se développant les unes à partir des autres. Dans cette mise en commun des lectures et des méditations ou du rêve, la projection visionnaire dans le futur, illustrée elle aussi dans le « Journal de Zaïd », est figurée comme une possibilité du chant poétique, dont n’ont pas conscience les contemporains, le Medjnoûn mis à part que son être de fou autorise à rêver plus loin. Zaïd consigne ainsi les paroles incompréhensibles de son maître, qu’il prend le plus souvent pour un délire, quand le lecteur découvre qu’elles sont pour lui la désignation du passé historique. Un exemple en est donné par l’évocation du rendez-vous amoureux manqué de Chateaubriand et de Natalie de Noailles à Grenade en 1807, donnée par le vieux poète fou, et rapportée par Zaïd, pages 356-357. Mais on retiendra essentiellement le commentaire final de ces deux pages :

‘ Se peut-il que le Medjnoûn ait en si peu de temps traversé les siècles pour compter un à un les jours de ce Mouharram de 1223, sur les doigts d’à présent ? Le 30 à son compte, enfin, cette fièvre qu’il avait sembla s’apaiser, et lui disait : « Ils arrivent… » Qu’attend-il ? Ce n’est plus le Séducteur ou le Saint, mais un couple…
( Ce qui suit n’était point consigné  dans le journal de Zaïd, il semble que ce soit pure imagination d’un commentateur de plus tard, car les sentiments, ou les personnes n’ont ici rien à faire avec ce que Kéïs Ibn-Amir ou le Frère Jean de la Croix l’un comme l’autre pouvaient entendre par la flamme et, de l’avenir que Don Juan blasphème, attendre. Au bout du siècle d’or, passe l’ombre beige du Chevalier de la Triste-Figure et l’on peut sans fin discuter si de l’amour c’est dérision que la transfiguration de Dulcinée du Toboso, si le Quixotte est oui ou non un progrès sur les Medjnoûn du passé, un pas vers l’homme moderne où s’éteint l’ancienne romance. Mais plus de deux cents ans le séparent de cette rencontre des amants peut-être à Cordoue…) 382

Il importe de relever le commentaire littéraire et historique qui réfute la notion de progrès en art, mais habilite la valeur historique de l’œuvre en signalant entre autres les changements sémantiques que le temps fait subir aux mots de telle sorte que les œuvres continuent à signifier mais autrement : changement, au fil des temps, du sens de la « flamme » mystique, et de l’avenir ; quant à la référence explicite à Cervantès, elle vaut à nos yeux autant par son appartenance au siècle d’or espagnol qui est littéralement l’avenir culturel de l’Espagne après la Reconquista, que par la connivence inopinée qu’elle fait découvrir avec l’insolente histoire de Pierre Ménard auteur du Quichotte ! En effet, le langage des chants du Medjnoûn (pour ce qui est de la fiction de l’œuvre), comme ceux de Djâmî, contient en germe les chants d’amour d’Aragon au 20ième siècle, comme l’ancienne romance contient en germe la parodie de l’amour du Quichotte qui contient lui-même en germe les futurs romans comiques et picaresques… mais la germination proprement dite ne peut s’accomplir que dans la lecture des hommes du futur, qui fera plus beaux et plus riches les ouvrages du passé…tout en oubliant peut-être les valeurs que leurs contemporains y trouvaient.

Cette histoire littéraire préfigure la méditation philosophique sur le temps et l’histoire que déroule Le Fou d’Elsa. C’est le personnage de Zaïd qui est mis à contribution pour exposer ce discours, à partir du délire onirique et poétique du Medjnoûn. Ses questions explorent le rapport du langage au monde, qui est nécessairement la marque d’un temps, d’une époque, ce qui fait que le passé ne peut y éclairer l’avenir qui est création spontanée à partir du présent. Seul le poète, dans l’inconscience totale, c’est à dire le non-vouloir, se lance dans l’exploration des nouveaux temps inconnus, par l’aventure d’une nouveau langage, du moins est-ce ainsi qu’on peut lire les réflexions de Zaïd :

‘Je tente de comprendre où se trouve mon Maître. Il ne me suffit pas de l’explication folie. Les mots inconnus qu’il lui arrive d’introduire dans ses songes sont comme phares sur une mer semée de récifs. Ou noirs récifs, au contraire, dans notre jour jeté sur les choses. Langage du plus tard où celui qui parle s’avance, décrivent-ils vraiment un monde qu’il aperçoit ? Chacun d’entre eux exprime des rapports entre ce qui se passe alors et l’homme d’avant, mais ils me sont chimères à moi qui les surprend, sans pénétrer dans cet avenir…[…]
J’avais cru pouvoir suivre le Medjnoûn, tant que ce qu’il disait n’était pour moi qu’imagination pure. Son avenir, j’entends ce qu’il appelle ainsi, ne m’était encore qu’une sorte de poésie. Sombre aux autres, comme est toute poésie au vulgaire.[…]
[…] Mais ce livre aux pages arrachées qu’est An-nadjdî, que faire ? J’ai compris un beau jour que rien n’y était métaphore. Pour suivre mon Maître, il faut d’abord risquer cette hypothèse d’une réalité d’après nous, d’un voyage où je ne sais pas la langue, et ne la puis savoir, où me manque toute explication de ce qui est par ce qui fut. 383

On appréciera que la démarche d’analyse de l’écriture constitue une part notable de l’histoire du Fou d’Elsa, histoire de l’histoire en train de s’écrire. On appréciera d’autant plus cette histoire du sujet émergeant de la parole de l’œuvre, qu’elle offre en même temps une conception liant le langage (beaucoup plus que la langue, quoiqu’en dise le poète), le sujet porté par la parole, et l’histoire qui n’est plus ici reproduction du passé mais anticipation de l’avenir. De la sorte, bien que le récit revienne sans cesse sur ce que le cliché nomme la tragédie de l’histoire 384 , il échappe pourtant au stéréotype en ouvrant sans cesse l’horizon du temps sur un avenir qui reste à inventer, celui du couple et de l’amour, que le poète lance dans son chant afin qu’il germe un jour peut-être.

Notes
376.

Le Fou d’Elsa, p. 193

377.

« II – Commentaire de Zaïd entre deux chants », Le Fou d’Elsa, p. 201

378.

Le Fou d’Elsa, p. 275-276

379.

Idem, p. 420

380.

Idem, p. 406

381.

Idem, p. 333

382.

Idem, p . 357

383.

Idem, p. 377-378

384.

En témoigne entre autres le compte à rebours à partir duquel l’œuvre est construite : les chapitres « 1490 », « 1491 » et dans ce chapitre la partie « Safar », racontant un pogrom à Grenade précédant d’ailleurs immédiatement « La veille où Grenade fut prise », accompagnent une imminence, celle de la catastrophe.