B. Œuvre d’histoire au présent

Par un détour qui pourrait sembler surprenant à qui n’aurait pas vu qu’il s’agit de baliser le territoire historique par le travail de la parole, voici un poème d’Aimé Césaire qui redit à sa manière poétique et créole l’acte fondateur du verbe dans la naissance de l’histoire des vaincus, des colonisés, des hommes maltraités et battus ; ce poème fait résonner un mot, mais par sa résonance ce mot ouvre un discours :

‘ Barbare.
C’est le mot qui me soutient
et frappe sur ma carcasse de cuivre jaune
où la lune dévore dans la soupente de la rouille
les os barbares
des lâches bêtes rôdeuses du mensonge

barbare
du langage sommaire
et nos faces belles comme le vrai pouvoir opératoire
de la négation

barbare
des morts qui circulent dans les veines de la terre
et viennent se briser parfois la tête contre les murs de nos
oreilles
et les cris de révolte jamais entendus
qui tournent à mesure et à timbre de musique

barbare
l’article unique
barbare le tapaya
barbare l’amphisbène blanche
barbare moi le serpent cracheur
qui de mes putréfiantes chairs me réveille
soudain gekko volant
soudain gekko frangé

et me colle si bien aux lieux mêmes de la force
qu’il vous faudra pour m’oublier

jeter aux chiens la chair velue de vos poitrines 385

C’est bien de cette histoire des « barbares » bâillonnés, niés, anéantis dans la prétendue œuvre de civilisation de la puissance colonisatrice, France des 19ièmeet 20ième siècles en Algérie, ou Espagne des rois catholiques au 15ième siècle en Andalousie… dont il est question dans chacune des œuvres étudiées. Mais on le lit ici encore dans la poésie de Césaire : se dire « barbare » ou tout simplement homme, même bafoué, vaincu… c’est déjà se lever face au conquérant et à la brute. Chez Aragon, Assia Djebar ou Rachid Boudjedra se confondent l’écriture de l’histoire et la rébellion contre l’ordre imposé : ordre du discours des vainqueurs, qui est négation de l’Autre, du vaincu, celui qu’on fait taire, mais aussi particulièrement chez Boudjedra et dans une certaine mesure chez Aragon, ordre des slogans et des clichés nationalistes et racistes qui peuvent transformer les victimes en bourreaux. Leur écriture de l’histoire est une confrontation périlleuse entre un désir d’être libre et humain, et tout ce qui brime ce désir ou le ligote, y compris au sein même du groupe fraternel où ce désir se déploie. C’est dire que la poétique chez eux n’est pas dissociable d’une démarche éthique et politique.

Assia Djebar « reconstitue » la défaite de l’Algérie conquise à partir de 1830, c’est à dire qu’elle offre cent soixante ans plus tard une voix poétique, du sein même de la langue de l’ennemi, à ceux et surtout celles que l’histoire officielle et coloniale a enterrés. Rachid Boudjedra met face à face la conquête épique, glorieuse, mythique, de l’Andalousie par Tarik ibn Ziad, et la défaite de Constantine, de l’Algérie tout entière : pulsation des événements où les vainqueurs d’hier se retrouvent vaincus, avertissement poétique contre tous les mensonges officiels et la propension de l’épopée à mystifier ceux qui la propagent. Aragon enfin chante l’amour comme quête d’une complétude pour l’homme, ce qui a pour corollaire de prendre acte de l’in-fini humain, soit son perpétuel devenir. Son humanisme porte, par le poème, la résistance aux guerres, aux massacres, et aux discours qui les justifient : Grenade assassinée, c’est aussi Oran bombardée, Paris occupé, Federico Garcia Lorca qu’on exécute ou les Juifs qu’on massacre de pogrom en pogrom. L’écriture de l’histoire apparaît donc dans ces trois œuvres de la fin du 20ième siècle comme le moment où s’exerce une subjectivité maximale portée par le poème pris au sens large, où la guerre, les massacres, l’oppression sous toutes ses formes donnent matière à l’invention d’une parole libre. Et par nécessité, cette liberté ne peut découler que d’une création : elle ne saurait exister dans la redite ou la répétition, elle s’ancre par conséquent dans une critique du langage qui a prise sur la forme même du texte.

Notes
385.

Aimé Césaire, Soleil cou coupé, poème cité par Léopold Sédar Senghor in Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Quadrige, PUF, Paris, 5ème édition, 1985, p. 56