Conclusion …

Points de suspension : car tout moment s’évanouit, sitôt advenu… comme chacun sait, on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Au terme de ce parcours, la conclusion est nécessairement provisoire : pénétré de cette philosophie du temps que développe poétiquement Le Fou d’Elsa, qui dit que le présent est perpétuellement dépassé, ou corrélativement que l’avenir est là en train de naître, il nous faut bien admettre que tout reste encore à faire, que l’ouvrage, in-fini, est déjà à remettre sur le métier… Cela n’aura de paradoxal que les apparences : chaque œuvre est à relire dans l’infini réseau fractal de ses échos de signifiance, chaque nouveau moment de lecture réactivant le déploiement de la subjectivité, dont ces œuvres nous montrent que c’est une activité interactive du langage et non un état de conscience fixé une fois pour toutes.

Ainsi, quoique la valorisation du rythme par la poétique de la relation, et par la fractalité de la composition mette L’amour, la fantasia, La prise de Gibraltar et Le Fou d’Elsa sur un plan comparable de travail du langage, quoique le récit y soit communément l’occasion d’une émergence subjective des vaincus, anonymes que l’histoire officielle fait taire et enterre, au-delà de la rencontre qu’orchestre la lecture, chaque œuvre poursuit son aventure spécifique qui reste à explorer. Et en raison même de la créativité poétique qui caractérise chacune, on peut être sûr qu’il y aura encore du grain à moudre pour longtemps. En effet, leur rapprochement, motivé à l’origine par des intuitions de lecture qui devaient autant au pressentiment de modalités d’écriture souvent proches qu’à un fond ancien de pratique d’un comparatisme thématique, a permis de mesurer ce qu’il peut y avoir d’illusoire dans le thématisme lui-même, et la critique rhétorique qui tente de plaquer du mécanique sur du vivant. Sitôt confrontées et lues sous des auspices communs, ces œuvres s’écartent les unes des autres, et poursuivront de lecture en lecture à venir l’accomplissement de leur subjectivité spécifique.

Est-ce à dire, par un retour de bâton impromptu, qu’après avoir consacré ce travail à la littérature comparée, il ne nous reste plus qu’à rejeter le comparatisme lui-même ? Non pas, si on admet que l’acte de confrontation des lectures – au cœur même de toute lecture…- est fondateur du rapport critique que suppose toute œuvre littéraire et toute œuvre d’art. L’enjeu en est non de définir des universaux, mais plutôt de reconnaître au terme de la comparaison la spécificité de chaque voix, de chaque création. C’est ce que nous avons tenté de faire avec le présent travail. Il s’agissait de partir de la comparaison, des similitudes immédiates qu’elle peut mettre en évidence, pour mieux dégager l’unicité de l’œuvre poétique. C’est pourquoi cette recherche est restée sous les auspices d’une réflexion linguistique, tant il nous semble évident qu’il ne saurait y avoir d’étude du poétique sans mise en jeu d’une théorie du langage. À plus forte raison quand celle-ci s’ouvre délibérément sur une critique de l’art, comme le signale par exemple Gérard Dessons , citant Benveniste :

‘La sémantique artistique présente donc cette caractéristique que ses relations signifiantes « sont à découvrir À L’INTÉRIEUR d’une composition. L’art n’est jamais ici qu’une œuvre d’art particulière ». Ce que montrent à l’évidence les désignations de couleurs qui se font par les manières des peintres : le vert Véronèse est un vert qui n’est ce vert que dans les tableaux de Véronèse. Toute utilisation ou reconnaissance de ce vert dans d’autres contextes opère le renvoi, d’une façon presque citationnelle, à une manière non seulement particulière, mais spécifique. Que l’art ne soit jamais qu’une œuvre d’art particulière implique donc un savoir particulier, et un discours qui soit, en tant qu’interprétant, cette historicité même : non dans ce qu’il dit, au plan de son énoncé, mais dans sa discursivité. 438

C’est à cette aune-là que nous aimerions que soit perçue cette thèse : comme un moment daté d’engagement vers Le Fou d’Elsa, La prise de Gibraltar et L’amour, la fantasia, historiquement marqué par l’interprétation proposée, et témoin de ce fait de l’historicité des œuvres elles-mêmes. Le travail théorique prend ici tout son sens s’il peut justement servir à renouveler notre lecture, en lui fournissant des moyens de penser et de sentir le texte hors des sentiers battus. Il faut entendre nettement les implications de cet engagement : ne pas annexer les œuvres poétiques ici présentes à une vision toute faite de la réalité historique, mais accepter de découvrir cette dernière au moment où elle s’invente, sous notre regard de lecteurs, revient à courir la chance de changer soi-même au contact de l’Autre. On peut lire « aveuglément » ou comme un sourd. On peut a contrario se plonger dans l’exploration de cette étrangeté : une voix inédite, qui nous parle de ce que nous ignorons encore de nous-mêmes. Dans cette alternative s’ouvre l’aventure passionnante de la lecture, portée par l’aventure d’une poétique. La dignité et la force des trois œuvres qui ont été ici étudiées se fonde sur le fait qu’elles tiennent la tension entre le déjà vu et l’inouï, le patrimoine culturel et l’invention d’une culture, dans une sollicitation continue, par le travail du langage, de l’écoute du lecteur. Ce dernier s’il veut bien tendre l’oreille se trouve donc absorbé dans la relation, au point de participer à l’élaboration du sujet historique qui s’y déploie.

Nous voudrions ici actualiser une notion ancienne, hors du cadre rhétorique des genres et registres où elle connaît un regain de faveur. Elle rappelle et l’aventure du sujet, et la voix qui l’implique ; il s’agit de l’épopée, littéralement le « chant » ( επος : ce qu’on exprime par la parole, discours, paroles d’un chant, récitatif …), où s’entend la récitation du rhapsode. Ce chant porte par la voix le corps dans le langage, on l’a dit. Le corps, son cortège de frustrations, les injures qu’il subit. Mais de le dire, et de le chanter, c’est justement surmonter son statut d’objet souffrant, lui conférer la dignité d’humain. Il s’agit bel et bien d’une position éthique que les œuvres de cette étude assument et développent. En donnant la parole aux vaincus silencieux, contre toute apparence elles ne célèbrent en rien une défaite. Elles n’ont même que faire de l’histoire de la défaite. Leur aventure épique est d’ériger l’humain, résistant au sein des violences qui le ramèneraient au stade animal, quitte à subir le bourreau la tête haute. L’épanchement, la plainte, n’y sont jamais qu’un moment du chant, en devenir, recueillement du souffle avant de lancer un projet qui dépasse les antagonismes et formule un avenir. Cette utopie, prise dans son acception constructive signe tout particulièrement la démarche politique et éthique de L’amour, la fantasia, et du Fou d’Elsa, lorsqu’elle appelle à la complémentarité amoureuse et lance la prophétie du couple, mais elle commence dès La prise de Gibraltar lorsque le chant affirme sa subjectivité irréductible, inassimilable. Lire ces dernières ne peut laisser intact : c’est bien là la force du langage poétique, qui ébranle et saisit jusqu’aux convictions philosophiques sur l’homme.

On a certes abondamment glosé sur le fait que les écrivains maghrébins francophones écrivaient manifestement pour un public occidental, beaucoup plus que pour les habitants de leurs pays d’origine, qui ont difficilement accès aux livres francophones ou aux livres tout court, ou même à l’usage écrit du français. Cette réalité matérielle et historique n’empêche toutefois pas que leurs œuvres contribuent pour tout lecteur à la naissance d’une subjectivité nouvelle, mélange et invention de nouveaux point de vue sur notre monde commun, de la même manière que l’œuvre d’Aragon crée un bouleversement de la démarche même de lecture. L’œuvre littéraire ne peut pas tout : elle ne change pas les conditions historiques de vie et d’accès à la culture dans telle ou telle société. Elle ne subvertit même pas la langue, patrimoine que nous avons en commun et qui ordonne nos possibilités d’expression. Mais elle crée des moments de rencontre et de relation au monde, où s’affûte en nous notre capacité in-finie à créer notamment par le langage notre humanité.

En introduction à ce travail nous évoquions succinctement la portée politique des orientations prises par la critique des littératures francophones quand elle affirme ses choix philosophiques et linguistiques. Nous aimerions pour achever momentanément la réflexion évoquer rapidement jusqu’où nous paraît pouvoir aller cette proposition. La critique politique, sociologique, historique de la colonisation et de ses guerres a déjà été faite de multiples manières. Elle n’entraîne pourtant pas à coup sûr une nouvelle relation entre ex-colons et ex-colonisés, ni un accueil fraternel à ce que l’ex-colonisé aurait à dire. Le philosophe Alain Badiou a exposé avec une clairvoyance acérée comment une certaine idéologie contemporaine de l’éthique, en transformant en victime l’ex-colonisé, ou l’immigré, nie son humanité, partant sa capacité d’échanges et de participation à la même dignité que celui qui le contemple avec commisération, l’occidental blanc. Pour résister à ce rapport de subordination insultant (et qui pour être post-colonial n’en est pas moins oppressif) Alain Badiou définit radicalement l’état de victime, dans l’idéologie qui justifie cet état, en l’assimilant à une réduction de l’homme comme substance animale souffrante. Puis s’appuyant sur une lecture de l’œuvre de Chalamov, Kolyma. Récits de la vie des camps, il soutient que l’homme s’épanouit dans la résistance acharnée (parfois incompréhensible) contre cet état de victime auquel on cherche éventuellement à le contraindre. Cette résistance le fait échapper à sa condition de mortel, elle lui fait gagner sa valeur d’humain :

‘Un immortel : voilà ce que les pires situations qui puissent lui être infligées démontrent qu’est l’Homme, pour autant qu’il se singularise dans le flot multiforme et rapace de la vie. Pour penser quoique ce soit concernant l’Homme, c’est de là qu’il faut partir. En sorte que s’il existe des « droits de l’homme », ce ne sont sûrement pas des droits de la vie contre la mort, ou des droits de la survie contre la misère. Ce sont les droits de l’Immortel, s’affirmant pour eux-mêmes, ou les droits de l’Infini exerçant leur souveraineté sur la contingence de la souffrance et de la mort. Qu’à la fin nous mourrions tous et qu’il n’y ait que poussière ne change rien à l’identité de l’Homme comme immortel, dans l’instant où il affirme ce qu’il est au rebours du vouloir-être-un-animal auquel la circonstance l’expose. Et chaque homme, on le sait, imprévisiblement, est capable d’être cet immortel, dans de grandes ou de petites circonstances, pour une importante ou secondaire vérité, peu importe. Dans tous les cas, la subjectivation est immortelle, et fait l’Homme. En dehors de quoi existe une espèce biologique, un « bipède sans plumes », dont le charme n’est pas évident. 439

L’avènement de la subjectivation, nous pensons l’avoir montré, est maximal dans la création poétique du Fou d’Elsa, de L’amour, la fantasia et de La prise de Gibraltar, de sorte que chacune de ces œuvres peut se définir comme un véritable plaidoyer pour l’homme dans ce qu’il a d’infini et d’unique à offrir. Par leur écriture de l’histoire, qui est corrélativement une poétique, elles inventent un moment important d’élaboration de l’humain résistant à la barbarie, à la violence, et lui opposant la force maximale de leur subjectivité portée par le langage. Là tient tout entière la justification de leur comparaison, la convergence de leurs valeurs respectives. De plus, au-delà des modalités poétiques parfois semblables, la fractalité des textes, qui organise la mise en action de leur rythme, ne se contente pas de produire des discours sur la place des hommes dans le temps et dans la culture. Créant littéralement des voix jamais encore entendues dans l’histoire, elle saisit chaque lecteur potentiel et l’entraîne à la découverte de son temps propre. Temps du 20ème siècle, maintenant achevé, où le héros historique et littéraire laisse la place à la voix du groupe, au chant du groupe. On se plaît communément à dire que l’individualisme règne sans partage, et que toute œuvre dorénavant le montre. Or la poétique de la relation nous indique déjà que c’est une conception dévoyée de l’homme, car son humanité s’élabore non dans l’isolement d’un individu autonome centré sur la conscience de soi, mais dans l’intersubjectivité du langage et de la lecture. La modernité de ces voix, qui est à saluer ici, est justement de contribuer à forger un présent où éclôt pour chaque lecteur la découverte de son passé, la vision de son futur, et l’invention de son humanité non pas isolée dans une autonomie factice et individuelle, mais portée par le lien au groupe, et, en définitive, à tous les autres hommes.

Notes
438.

Gérard Dessons, « Une poétique de l’art comme critique d’une esthétique de l’art », in Alain Boissinot, Christiane Chaulet-Achour et alii, Littérature et sciences humaines, Université de Cergy-Pontoise, Centre de Recherche Texte/Histoire, Les Belles Lettres, Paris, 2001, p. 168

439.

Alain Badiou, L’éthique. Essai sur la conscience du mal (1993), NOUS, Caen, 2003, pp. 27-28