B. De l’indépendance à nos jours

Il ne parait pas nécessaire, contrairement à la période précédent l’indépendance, de justifier par un développement distinct la question de l’égalité entre les hommes et les femmes parce qu’à partir de cette date, le statut juridique des femmes est semblable à celui des hommes. La division par sexe, ou par classe sociale a disparu aux yeux de la loi de l’État parce qu’elle s’applique à tous de manière égale.

C’était la première fois que les droits fondamentaux de la personne tels que l’égalité des droits, même s’ils étaient encore fragiles, ont été reconnus par la loi suprême de l’État. Tous les citoyens sont égaux devant la loi parce que l’article 17 de la Constitution énonce que « la loi est applicable à tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse, soit qu’elle oblige ». D’ailleurs, dans la sphère politique, les femmes frappées jusque là d’incapacité juridique, ont été reconnues égales aux hommes. Elles sont électrices et éligibles 45 .

Le principe du suffrage universel 46 direct a été reconnu au Cambodge et mis en œuvre par la loi électorale du 13 mai 1946, pour l’élection des députés à l’Assemblée nationale provisoire. Ensuite, le principe du suffrage universel direct fut consacré par l’article 51 de la Constitution du 6 mai 1947. Bien entendu, la reconnaissance constitutionnelle du droit des citoyens de participer à la gestion des affaires publiques est la conséquence de la souveraineté que leur attribue la Constitution.

Le suffrage universel peut se confondre aujourd'hui avec la souveraineté du peuple et exprime l'égalité entre les hommes. Ce double fondement trouve son origine dans un double passage. D'une part, il s’agit du passage de la souveraineté du monarque à la souveraineté du peuple. Ce principe d’une souveraineté populaire a été ouvertement consacré par le statut du Sangkum Reastr Niyum 47 du 22 mars 1955 dont l’article 4 énonce que « notre Communauté entend promouvoir le régime Reastr Niyum qui doit donner au vrai peuple – à la grande masse du petit peuple qui symbolise la nation khmère – la souveraineté, les pouvoirs nationaux à faire exercer directement par le peuple et simultanément aux échelons des Khum 48 , Khèt 49 et Pratés 50 conformément à l’esprit de la Constitution et aux dispositions prévues par le projet de réformes octroyées et conçues pour le peuple par Preah Bat Samdech 51 Norodom Sihanouk ». D’autre part, il s’agit du passage d'une société de classes fondée sur une organisation hiérarchisée à une société d'égalité entre individus libres. Le peuple se voit reconnaître une possibilité de participation non seulement au pouvoir législatif mais encore au pouvoir exécutif. Dans cette perspective, les prérogatives royales n’apparaissent plus que comme le contrepoids des pouvoirs populaires.

L’article 51 alinéas 2 et 3 de la Constitution de 1993 dispose que « le peuple khmer est maître de la destinée du pays ». Tous les pouvoirs émanent du peuple. Le peuple les exerce par l’intermédiaire de l’Assemblée nationale, du gouvernement royal et des tribunaux ». Cet article est parfaitement clair. Il attribue la souveraineté au seul peuple, à l’exclusion de partage avec le roi ; en outre, l’exercice délégué de cette souveraineté, par application de la séparation des pouvoirs entre les pouvoirs législatif, exécutif et juridictionnel, sera attribué à l’Assemblée, au gouvernement royal et aux tribunaux.

La proclamation de l’égalité des droits des citoyens, l’égalité entre les femmes et les hommes est, bien sûr, l’une des innovations majeure de la loi, il a fallu attendre 1955, pour que les femmes soient reconnues juridiquement égales aux hommes dans tous les domaines 52 . D’ailleurs, lorsqu’on regarde la Constitution actuelle, on constate que le législateur a davantage pris en considération le problème d’égalité que ne le faisait la précédente Constitution 53 . À titre d’exemple, l’article 31, alinéa 1er énonce que « les citoyens khmers sont égaux devant la loi, possèdent des droits et libertés et ont les mêmes devoirs sans distinction de race, couleur de peau, sexe, langage, croyances, tendances politiques, origine de naissance, classe sociale, richesse et autres aspects ». L’homme et la femme jouissent des mêmes droits dans tous les domaines 54 .

Afin d’être conformes à la Constitution, beaucoup de dispositions du Code du travail des années soixante ont été modifiées voire supprimées sur certains points contraires à cette nouvelle Constitution. Le législateur a enfin adopté un nouveau Code du travail en 1997 qui paraît plus protecteur des travailleurs, en particulier des femmes.

Lorsqu’on regarde la situation réelle dans ce pays où les droits de l’homme ne sont pas suffisamment respectés, les ouvriers travaillant sans cesse mais ne gagnant que des salaires très bas, on se demande comment on peut appliquer une loi voire imposer une égalité entre les gens. Il semble très difficile de croire que cette égalité de principe affirmée par la Constitution, puisse se traduire par une égalité de traitement dans la pratique. D’une part, parce que le pays doit encore faire face aux problèmes de la pauvreté dans une société où la plupart des gens cherchent simplement à survivre. D’autre part, la relance économique du pays passe normalement par les investissements étrangers qui joueront un rôle primordial. Or, pour attirer ces investisseurs, compte tenu de la situation réelle du pays, il est clair qu’il faut concilier entre le respect du droit et l’économie. Est-ce qu’on peut, dans ce cas, exiger d’un pays qu’il respecte l’égalité et lutter contre toutes formes de discriminations lorsqu’on sait qu’en la matière, même dans les pays les plus développés, ce problème n’est pas encore résolu 55  ? Pour un pays en voie de développement, il n’est pas encore certain que cette question soit la priorité du pays. En effet, pour le législateur, il s’agit moins d’assurer l’égalité que de la proclamer. Néanmoins, pour devenir un État de droit, cette question doit être abordée car elle touche au fond un droit fondamental et le développement économique du pays 56 .

En résumé, nous pouvons conclure que l’égalité tant entre des citoyens qu’entre les sexes a juridiquement progressé dans ces dernières décennies grâce notamment à l’adoption des Constitutions contenant des droits et des libertés fondamentaux des personnes et à l’engagement du Cambodge vers le régime de la démocratie libérale. Néanmoins, dans la pratique, l’égalité n’existe pas vraiment, les femmes étant considérées comme citoyennes de second rang 57 .

Avant de s’attaquer au fond du sujet, c’est-à-dire la question de l’égalité entre les travailleurs que nous allons exposer dans les parties qui suivent, une explication terminologique s’impose parce que le mot égalité a un champ d’application très large, il est utilisé non seulement dans le droit public, mais également dans le droit privé. Le glissement du domaine public vers le domaine privé mérite cette explication.

Notes
45.

Articles 49 et 50 de la Constitution cambodgienne.

46.

Le principe du suffrage universel, selon Clémenceau, ne permet aucun compromis. « Il donne le même droit au savant et à l'ignorant, il le donne en vertu du droit naturel », cité par Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Gallimard, Paris, 1992, p. 15.

47.

C’est la communauté des citoyens dénommée Communauté Socialiste Populaire par l’article premier de ce statut.

48.

Khum : Commune : division administrative du Cambodge, dirigée par le Mékhum (le maire) et le Krom Proeksa khum (conseil municipal) depuis 2002.

49.

Khèt/Krung : division territoriale administrative cambodgienne englobant plusieurs districts (Sroks pour la province ou Khans pour la ville).

50.

Pratés : échelon national.

51.

Titre de la famille royale.

52.

La femme cambodgienne à l’ère du SANGKUM, publiée par le Ministère de l’information, Phnom Penh 1970, BIT Genève, 39 pages ; Pascal MASSETTI, Le droit cambodgien du travail, sous la direction de Maurice GAILLARD, Mémoire pour le maîtrise en droit, Université Lyon 2, année 1995-1996, p. 43.

53.

Depuis son indépendance en 1953, le Cambodge a connu cinq Constitutions différentes. La première a été adoptée en 1953, la dernière adoptée le 24 septembre 1993. Sur ce point, voir : Les Constitutions du Cambodge de 1953 à 1993, textes rassemblés et présentés par Raoul M. Jennar, BIT Genève, et Maurice GAILLARD, La démocratie cambodgienne, la constitution du 24 septembre 1993, Collection point sur l’Asie, éd., l’Harmattant.

54.

Article 45, alinéa 2 de la Constitution cambodgienne de 1993.

55.

Marion SIMONET, Droit et Famille au Cambodge, op.cit., p. 254.

56.

La guerre civile qui a duré près de 20 ans a laissé des traces : des handicapés, des enfants, des femmes et des veuves  (plus de 55% de la population du pays). Beaucoup d’hommes ont été tués dans les combats. Si les problèmes relatifs aux inégalités, au travail précaire, aux discriminations notamment dans l’accès aux emplois tant publics que privés sont ignorés par le législateur et le Gouvernement, est-ce que le développement de l’économie du pays peut se faire rapidement ? in, Véronique ROESS, Elles portent l’économie du Cambodge à bout de bras, Magazine de l’OIT, Travail, n° 9, 1994, p. 24 et s.

57.

Maurice GAILLARD, La démocratie cambodgienne, p. 71, encadré 44.