B. La transposition de l’égalité dans les relations du travail

Le principe d’égalité du droit public est appréhendé par le droit du travail. Reste à savoir comment un principe de valeur constitutionnelle, qui impose seulement aux autorités de l’État de traiter leurs citoyens de manière égale pourrait être transformé dans les rapports entre des particuliers. Le principe d’égalité devant et dans la loi ne perd-il pas son caractère original ? Quel sens peut-on donner à l’égalité devant et dans la loi dans le contexte du droit du travail ?

La question d’égalité intéresse d’autres disciplines que le droit. Les économistes, par exemple apportent une réponse qui semble intéressante pour les développements qui vont suivre. Selon une partie d’entre eux, l’intervention du droit se justifie dans les cas de dysfonctionnement du marché, tels que les monopoles ou les discriminations sur les prix. La théorie qui fait d’un dysfonctionnement du marché une condition de l’intervention étatique a amené certains auteurs comme McADAMS et DONOHUE 74 , à la conclusion que la discrimination arbitraire constitue toujours un dysfonctionnement du marché, même compétitif. Cette conception fournit donc une légitimation au droit anti-discriminatoire notamment dans le domaine du travail. Comment la théorie économique peut-elle légitimer l’intervention du droit ? Il nous semble que cette affirmation est strictement le point de vue des économistes. En effet, l’intervention des juristes dans le domaine du droit comme la lutte contre les discriminations n’est pas liée au dysfonctionnement du marché, mais elle est aussi liée à l’exigence du respect de l’égalité, la dignité entre les travailleurs garantis par la Constitution. Cependant, le droit et l’économie sont étroitement liés l’un à l’autre, les juristes doivent également tenir compte du coût économique non seulement dans l’adoption des normes juridiques, mais également dans sa mise en œuvre.

L’égalité que nous allons étudier ici concerne l’égalité dans les relations entre des particuliers. Contrairement à ce qu’on qualifie parfois d’égalité verticale qui tient aux relations entre l’État et les citoyens, l’égalité dite horizontale entre particuliers se distingue de la première en ce qu’elle implique une relation triangulaire interindividuelle à laquelle participent au moins trois personnes et en vertu de laquelle l’une d’elles doit en traiter une autre de manière égale à une troisième. Il ne s’agit donc pas simplement, comme en matière de l’égalité devant et dans la loi, de constater que deux personnes ou groupes de personnes doivent bénéficier de manière verticale de la part de l’État de la reconnaissance du (même) « droit à jouir de droits » 75 .

Lorsqu’on ouvre les Codes du travail français et cambodgien, on ne trouve aucun article prévoyant l’application générale du principe d’égalité. L’article L.122-45 du Code du travail français et l’article 12 du Code du travail cambodgien relatifs à l’interdiction de la discrimination entre les travailleurs, ne sont que des règles prohibitives se référant aux motifs discriminatoires 76 . D’ailleurs, le chef d’entreprise n’exerce pas de manière générale la mission de l’autorité publique, chargé d’appliquer une même loi à l’égard de tous les salariés au sein de son entreprise. Toutefois, Monsieur Philippe WAQUET 77 , conseiller à la Cour de cassation en France, soutient le contraire. Selon lui, il existe actuellement un principe général d’égalité applicable même sans texte de loi. Cette affirmation ne paraît pas encore acceptable aux yeux d’autres juristes 78 parce que le législateur n’impose à un employeur que d’appliquer un critère unique à l’égard de tous les salariés se trouvant dans une situation identique ou semblable, sans tenir compte de certains critères prohibés par la loi comme le sexe, la race, l’activité syndicale, etc. Ainsi, le principe de l’égalité de rémunération ou de traitement est-il simplement le principe règle qui ne peut être mis en application sans texte de loi.

En adoptant la notion d’égalité de traitement, le législateur cambodgien se réfère à une conception de non-discrimination afin de renforcer ou de parvenir à une égalité formelle souhaitable. À titre d’exemple, l’article 106 du Code du travail prévoit qu’ « à conditions égales de travail, de qualifications professionnelles et de rendement, le salaire est égal pour tous les travailleurs soumis à la présente loi quels que soient leur origine, leur sexe et leur âge ». Les motifs discriminatoires comme le sexe, l’origine sont, dans ce cas, les corollaires du principe d’égalité de rémunération. Il est inéluctable qu’en droit du travail, l’égalité et la non-discrimination soient souvent utilisées comme des synonymes. Pourtant, ces deux notions sont deux choses différentes. Afin de garantir l’égalité dans les relations du travail, le législateur adopte des dispositions que l’on appelle loi du travail dans le but de corriger des inégalités constatées 79 . La correction des inégalités est une raison d’être de la loi du travail, mais la suppression des inégalités passe avant toute chose par la lutte contre des discriminations, c’est-à-dire l’introduction de motifs discriminatoires. Alors, quelle est exactement la relation fonctionnelle entre l’égalité et la notion de non-discrimination 80  ?

Il convient tout d’abord d’étudier les relations existantes entre l’égalité et les notions voisines (1) avant de recourir à son application (2).

Notes
74.

McADAMS, DONOHUE, Cooperation and conflict: The Economics of Group Status Production and Race discrimination, Harvard, 1995, p. 1003 et s., in, Samantha BESSON, L’égalité horizontale: l’égalité de traitement entre particuliers (des fondements théoriques au droit privé suisse), thèse, éd., Universitaires Fribourg Suisse, 1999, p. 96 et s.

75.

Samantha BESSON, L’égalité horizontale, op.cit., p. 127.

76.

L’article 12 du Code du travail cambodgien énonce que « sous réserve des dispositions expresses du présent Code, ou de tout autre texte de nature législative ou réglementaire protégeant les femmes et les enfants, ainsi que des dispositions relatives à l’entrée et le séjour des étrangers, aucun employeur ne peut prendre en considération  la race, la couleur, le sexe, la croyance, la religion ,l’opinion politique, l’ascendance nationale, l’origine sociale, l’appartenance à un syndicat de travailleurs ou l’exercice d’une activité syndicale, pour arrêter ses décisions en ce qui concerne notamment l’embauchage, la conduite et la répartition du travail, la formation professionnelle, l’avancement, la promotion, la rémunération, l’octroi d’avantages sociaux, la discipline ou la rupture du contrat de travail ». Quant à l’article L.122-45 du Code du travail français, issu de la loi du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre la discrimination, il mentionne des motifs discriminatoires beaucoup plus nombreux que ceux du Code du travail cambodgien : « Aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification , de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son âge, de sa situation de famille, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son patronyme ou, sauf inaptitude constatée par le médecin du travail dans le cadre du titre IV du livre II du présent code, en raison de son état de santé ou de son handicap… ».

77.

Philippe WAQUET, Le principe d’égalité en droit du travail, Dr. soc. 2003, p. 276.

78.

Antoine JEAMMAUD, Du principe d’égalité de traitement des salariés, art.préc., p. 694 et s. Cet auteur fait une nette distinction entre deux concepts d’égalité : égalité pure et égalité de traitement. En répondant à l’affirmation du conseiller Philippe WAQUET sur l’application générale du principe d’égalité dans les relations du travail, ce professeur explique que le principe d’égalité utilisé en droit du travail a simplement la valeur d’une règle de droit ordinaire parce que les principes ne sont pas tous de rang constitutionnel. L’exigence d’égalité de traitement, par exemple, est subordonnée à plusieurs motifs discriminatoires. Or, ces motifs illicites n’ont aucune importance dans l’égalité pure, ce qui n’est pas le cas dans le contexte actuel du droit du travail qui a simplement une tendance à l’égalité de traitement des salariés. Quant au professeur Jean-Marc BÉRAUD, il affirme que « l’égalité ne s’intéresse pas à l’individu en tant que tel. Elle ne l’envisage qu’au sein d’une collectivité. Elle suppose donc qu’une comparaison puisse être faite entre deux personnes, au moins ». Jean-Marc BÉRAUD, La singularisation du droit du travail face aux exigences de non-discrimination et d’égalité, in Le singulier en droit du travail, sous la direction du même auteur et Antoine JEAMMAUD, actes du colloque organisé par le Centre de recherche en droit social (CRDS) de l’Institut d’Étude du Travail de Lyon (IETL), éd., Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2006, p. 85.

79.

Antoine LYON-CAEN, L’égalité et la loi en droit du travail, Dr. soc. 1990, p. 68 et s.

80.

Philipe WAQUET, Le principe d’égalité en droit du travail, art.préc., p. 281.