2. Mise en œuvre du principe d’égalité en droit du travail

L’application du principe d’égalité dans le milieu du travail connaît beaucoup de difficultés parce que le rapport contractuel est soumis, en droit cambodgien comme en droit français, au droit commun du contrat 90 . Or, si l’on parle du droit commun du contrat, il faut également parler du principe de la liberté contractuelle qui rattache tous les éléments du contrat à la volonté des parties c’est-à-dire qu’elles sont libres de déterminer le contenu de leur contrat 91 . La théorie de l’autonomie y trouve une place non négligeable, selon la remarque très pertinente du professeur Gérard LYON- CAEN, la volonté humaine jouant un rôle aussi grand dans la conclusion du contrat de travail, que dans la conclusion de tout autre contrat 92 . On sait également que la liberté de contracter, à la fois présente dans les systèmes juridiques de droit civil et de common law, fut en réalité un terrain propice au développement de la discrimination, 93 parce que par nature le contrat de travail est celui dans lequel l’une des parties, le salarié est considérée comme une partie économiquement plus faible par rapport à l’autre, l’employeur. Comment peut-on parler d’égalité dans une relation où la liberté contractuelle fonde le lien de subordination ? Comment un salarié peut-il invoquer une discrimination à son égard si l’autonomie de la volonté est respectée ? L’employeur passe avec chacun des salariés un contrat de travail individualisé. Ainsi, en respectant le principe de la liberté contractuelle du droit civil des contrats, l’employeur peut-il proposer une rémunération différente ? La quête de l’égalité et de la discrimination n’est-elle pas vaine 94  ?

Une autre difficulté vient de la confrontation entre la liberté d’entreprendre de l’employeur et le principe de non-discrimination. En tant que propriétaire de l’entreprise, conformément au droit de propriété, qui est un droit garanti par la Constitution actuelle du Cambodge 95 , le principe de non-discrimination n’empêche pas la liberté d’un employeur dans la libre gestion de son patrimoine. D’ailleurs, l’employeur est libre dans le choix des salariés qui devront travailler dans son entreprise. Cependant, la liberté dont celui-ci dispose ne doit pas comporter un caractère discriminatoire qui est expressément interdit par la loi, c’est-à-dire que la mise en œuvre du principe d’égalité horizontale 96 restreint nécessairement l’autonomie et la liberté privée d’un particulier (employeur) en lui imposant de traiter un autre particulier (salarié) de manière égale à un tiers (un autre salarié), ou à ne pas le discriminer arbitrairement. On constate que l’égalité et la liberté entrent en contradiction parce que la première limite la deuxième à travers le droit anti-discriminatoire.

Traiter de l’égalité dans les relations du travail concerne plusieurs stades distincts. Tout d’abord, il s’agit de l’égalité de traitement qui suppose la suppression de toutes les distinctions non justifiées, mais aussi la prise en considération des différences légitimes. Les règles de non-discrimination imposent l’élimination de toutes formes de discriminations, directes et indirectes 97 . Cependant, le droit cambodgien du travail, s’il interdit la discrimination, n’en précise pas pour autant sa conception, ni sa définition. Par ailleurs, on constate que la proclamation d’un principe d’égalité ne suffit pas à assurer une effectivité des droits reconnus si leurs contenus ne sont pas bien interprétés et que leur application n’est pas accompagnée par des contrôles et des sanctions rigoureux. Enfin, l’application de l’égalité des droits reste très marquée par la ségrégation des emplois et des inégalités de fait profondes. Il apparaît que l’égalité des droits ne suffit pas à inscrire dans les faits l’égalité souhaitable. L’égalité devant la loi ne peut à elle seule conduire à l’égalité effective ou du moins réduire toutes les inégalités de fait 98 . Cette affirmation correspond à ce que pensent certains philosophes comme J-J ROUSSEAU qui, dans le « Contrat social », s’inquiétait du risque de l’égalité formelle parce qu’elle pourrait produire des inégalités dans les faits. D’après lui, « si les inégalités naturelles sont effacées quand le pacte fondamental fait de tous les citoyens des égaux par convention et de droit, le droit lui-même enracine la servitude dans la différence des conditions sociales. Sous les mauvais gouvernements, cette égalité n’est qu’apparente et illusoire ; elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans les faits, les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien : d’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop » 99 .

Cette remarque est juste au regard de la situation du droit positif, même dans les pays développés, parce que l’égalité de droit ne suffit pas à elle seule à combattre les inégalités de fait. C’est la raison pour laquelle certains pays comme les États-Unis ont mis en place une « politique juridique » favorisant une certaine catégorie de personnes, particulièrement les noirs afin de rendre effective l’égalité de traitement avec les blancs dans la société américaine comme cela a été évoqué plus haut. Désormais, « le principe d’égalité n’implique plus nécessairement l’uniformité de la législation et n’impose plus de traiter tous les individus de façon identique ; ce principe s’interprète comme un principe de non-discrimination, c’est-à-dire qu’il proscrit seulement les différences de traitement arbitraires, illégitimes, celles qui ne sont pas rationnellement justifiées par des différences de situation » 100 .

L’étude de la question de l’égalité dans les relations du travail au Cambodge sera conduite en suivant successivement deux axes principaux, le premier relatif à l’égalité formelle, c’est-à-dire une égalité des droits consacrée et garantie par de nombreux textes normatifs nationaux ou internationaux (partie I) , tandis que le seconde concerne la mise en œuvre de ces normes et s’intéresse à l’égalité réelle,  la recherche de l’effectivité des droits qui se révèle particulièrement difficile dans le contexte économique et social du Cambodge actuel (partie II) .

Notes
90.

L’article 65, alinéa 1er du Code du travail cambodgien énonce que « le contrat de travail est celui par lequel s’établissent des relations de travail entre salarié et employeur ; il est soumis aux règles du droit commun … ».

91.

Phillipe DELEBECQUE et Frédéric-Jérôme PANSIER, Droit des obligations, 1998, Litec, 2ème éd., p. 19 et s.

92.

G.LYON-CAEN, Jurisclasseur de droit international privé, Fasc. 573, n° 37.

93.

Alain BARRÉ, La discrimination dans le droit international du travail, op.cit., p. 1.

94.

Pierrette RONGÈRE, À la recherche de la discrimination introuvable : l’extension de l’exigence d’égalité entre salariés, Dr. soc. 1990, p. 99 et s.

95.

Article 44 de la Constitution du Cambodge de 1993.

96.

Samantha BESSON, L’égalité horizontale, op.cit., p. 1.

97.

Donat GUILLON, L’égalité entre les femmes et les hommes en droit du travail français et communautaires, thèse, université Jean Moulin Lyon 3, 1990, p. 8.

98.

Donat GUILLON, L’égalité entre les femmes et les hommes en droit français et communautaire, op.cit. p. 423.

99.

J-J ROUSSEAU, Du Contrat social, avec une introduction, des notes et commentaires par Maurice HALBWACHS, éd., Montaigne, 1943, Livre I, Chapitre IX, p. 124.  

100.

Patricia ROTKOPF, Le principe de non-discrimination en raison du sexe, op.cit., p. 9.