Partie II. L’effectivité problématique des règles

Le droit organise la vie en société, il n'a pas vocation à rester théorie pure, mais dans sa généralité il prétend régler des situations concrètes. La mise en œuvre des normes tend vers l'effectivité des règles. Pour Hans Kelsen, la validité, c’est-à-dire le mode d’existence des normes juridiques, n’est pas lié à l’effectivité, ou si l’on préfère, la non application d’une norme ne signifie pas son inexistence. Cependant, on conviendra que le droit social ne peut se réaliser que dans cette effectivité. À quoi sert un droit proclamé s'il ne peut jamais être exercé 380 . La question de l’effectivité se situe à la marge du droit parce qu’elle s’intéresse aux faits sociaux plus qu'aux normes juridiques. Elle est souvent utilisée pour mesurer l’impact du droit sur les pratiques sociales 381 . La notion a été mise en lumière par le Doyen CARBONNIER en 1958  382 . Pour Monsieur Antoine JEAMMAUD, « l’effectivité d’une règle est affaire de conformité des « choses », c’est-à-dire de données empiriques subsumables sous le concept de son objet, au modèle idéel qu’elle constitue » 383 . Une règle est effective lorsqu’elle est suivie par des actions mises en œuvre pour que ladite règle reçoive une réalisation concrète. Autrement dit, c’est une confrontation ou une dualité entre le droit formel et la situation sociale donnée.

L'effectivité d'un droit ne doit pas être confondue avec la notion voisine d'efficacité. Un droit peut être effectif sans être efficace. L'interdiction des discriminations à l'embauche est rendue effective par l'adoption, la mise en place de contrôles, la connaissance et le respect de règles relatives aux offres d'emploi, au CV anonyme ou à un mode de preuve adapté 384 , pour autant ces règles peuvent n'avoir qu'une efficacité limitée quant au résultat concret, au demeurant difficile à évaluer. L'effectivité s'intéresse à la réalisation de la norme, l'effectivité au résultat par rapport à la finalité envisagée 385 . Le propos n'est pas ici de mesurer l'efficacité des règles mais de s'interroger sur l'effectivité du droit de l'égalité dans les relations de travail au Cambodge. Comme nous l'avons vu, dans ce pays l'arsenal juridique est satisfaisant, en revanche l'effectivité de ces règles semble très difficile à atteindre.

Ce qui nous intéresse dans la question de l’effectivité ce sont les réactions sociales que la norme juridique peut ou ne peut pas engendrer. Autrement dit, comment est-ce que le modèle de comportement proposé par la norme est reçu par les sujets ordinaires et les institutions étatiques ? La question des effets sociaux du droit nous parait légitime, y compris dans le champ juridique. Il faut souligner que l’effectivité d’une norme juridique est liée fortement aussi à la question de la réalité économique du pays. Quand le pays est riche, la question de l’effectivité se pose moins parce que l’État a des moyens pour mettre en œuvre des normes juridiques. Au contraire, la recherche de l’effectivité de ces normes juridiques dans les pays pauvres comme le Cambodge n’est pas facile.

L’étude de l’effectivité ou de l’ineffectivité des dispositions relatives à l’égalité entre les travailleurs au Cambodge constitue le complément indissociable de l'étude des normes en vigueur. Il ne s'agit plus tant de raisonner en termes de droit comparé, que de s'interroger sur la réception concrète de ce corps de règles. Le premier constat est à priori négatif, tendant à démontrer une mise en œuvre difficile des dispositions en vigueur (chapitre 1) , mais une observation plus approfondie donne à voir certains aspects encourageants quant à la recherche de l’effectivité de ces normes qui permettent d'explorer des voies d'améliorations (chapitre 2) . La réflexion menée dans cette seconde partie dépasse le strict domaine de l’égalité entre les travailleurs, au-delà de ce domaine spécifique qui l’inspire, elle concerne plus largement l’ensemble du droit du travail au Cambodge.

Notes
380.

La réception des normes juridiques, Journée d’étude du laboratoire des Sciences Sociales et Politique (La SSP), Institut d’études politiques de Toulouse, 28 octobre 2005, p. 3 ; voir aussi : Philippe AUVERGNON (sous la direction de), L’effectivité du droit du travail : À quelles conditions, actes du séminaire international de droit comparé du travail, des relations professionnelles et de la sécurité sociale, Université Montesquieu-Bordeaux IV, 2006.

381.

Pierre LASCOUMES et Evelyne SERVERIN, Théories et pratiques de l’effectivité du Droit, revue Droit et Société, n° 2, 1986, p. 1.

382.

Jean CARBONNIER, Effectivité et ineffectivité de la règle de droit, L’année sociologique 1958, p. 3 et s.

383.

Antoine JEAMMAUD, Le concept d’effectivité du droit, in L’effectivité du droit du travail : À quelles conditions, préc., p. 40.

384.

En droit du travail, l’effectivité ou l’ineffectivité d’une disposition peut consister dans : « le paiement d’un salaire inférieur au minimum légal ou conventionnel, la pratique du contrat à durée déterminée ou le recours au travail temporaire dans des hypothèses ne correspondant pas aux «cas » de recours limitativement énumérés ou définis par la loi, des situations de travail ne satisfaisant pas aux conditions fixées par les règles pertinentes à l’hygiène, la santé ou la sécurité, la pratique du travail dissimulé, la réalisation d’un licenciement sans que soit suivie la procédure prévue par le Code du travail ou une lettre de licenciement ne mentionnant aucun motif de rupture, des agissements ou même des actes juridiques méconnaissant les droits syndicaux ou entravant l’action syndicale, ou discriminatoires selon les critères de la loi, ou contraires à une règle d’égalité de traitement » Antoine JEAMMAUD, Le concept d’effectivité du droit, art. préc., p. 40.

385.

L’efficacité est conçue comme une qualité sociale (ou sociologique). Elle se manifeste en dehors de l’ordre juridique lui-même, en considération d’un objectif et de résultat extra- ou métajuridique, c’est-à-dire relevant des domaines socio-économique ou politique, et plus ou moins distants de la production des règles en question Antoine JEAMMAUD précit p. 49.