A. Les difficultés liées à l’acculturation juridique

Monsieur Maurice GAILLARD affirme dans son ouvrage intitulé « la démocratie cambodgienne » que «  pour exister, être reconnu, légitimé, le droit doit correspondre à des besoins sociaux non assurés par d’autres moyens et, en particulier, par d’autres modes de régulation. Or, le fonds culturel khmer ne s’est pas constitué à partir des valeurs qui ont donné au droit la place qui est la sienne, aujourd’hui en Occident » 389 . En raison de la colonisation des pays asiatiques par des Européens, le processus de transfert du droit s’était effectué. C’est peut être l’une des raisons pour laquelle Monsieur Norbert ROULAND affirme que « pratiquement tous les peuples d’Extrême-Orient partagent une attitude stupéfiante pour les Européens : ils ne font pas confiance au droit pour assurer l’ordre social et la justice, même s’ils ont adopté, sous l’influence étrangère, des codifications calquées sur les modèles occidentaux » 390 .

Ce phénomène correspond parfaitement à la réalité cambodgienne parce que l’attitude des Cambodgiens à l’égard de la loi n’est pas la même que celle des Occidentaux. La réception donc par les Cambodgiens du droit français n’était pas parvenue à modifier en profondeur les comportements sociaux qui étaient enracinés depuis des siècles. Dans ce pays, la valeur fondamentale est basée sur la famille. Or, pour Monsieur Philippe MALAURIE, « le rôle du droit dans la famille soulève deux principales difficultés de principe qui tiennent aux relations entre la nature et la société et surtout aux rapports entre l’État et la famille. Le droit a-t-il un pouvoir dans un domaine qui tient tant à la nature et aux mœurs ? (…) Le rôle du droit dans la famille pose aussi la question des rapports entre l’État – les lois, ses fonctionnaires et ses juges – et la famille. Elle est dominée par une antinomie. La famille est une institution fondamentale dans la société, et le droit ne peut donc pas s’en désintéresser ; à l’inverse, elle est le rempart des libertés, une intimité dont la délicatesse mystérieuse la met hors du droit : la politique familiale se fait chez soi, à chaque famille son droit » 391 .

Cette approche de méfiance vis-à-vis de la loi prédomine dans de nombreux pays d’Asie, comme au Cambodge.Pour illustrer le comportement des Asiatiques à l’égard du droit officiel, on peut évoquer quelques exemples comme le Japon ou la Chine. « D’après les juristes japonais, la notion de droits individuels est fort peu définie. La tendance au compromis plutôt qu’au jugement en droit, très prononcé dans tout le continent asiatique, empêche la notion de droits individuels d’acquérir l’importance qu’elle a prise chez nous (en occident). Les litiges sont surtout réglés par rapport à la volonté des parties, non en raison de leurs droits respectifs, rarement explicités, car le recours aux lois et au droit n’est pas un mode souhaitable de règlement des conflits. Les lois indiquent les modèles de conduite, mais ne constituent pas des normes impératives » 392 . C’est une attitude de méfiance vis-à-vis de la loi officielle comme mode de résolution des conflits. D’après Maurice GAILLARD, « la résistance au droit est générale dans les sociétés d’Extrême-Orient, à un degré moindre dans les sociétés africaines, et enfin dans tous les groupes sociaux qui ont gardé une très forte cohésion interne » 393 . En Chine, également, on constate que « l’idée prédomine que le recours au droit et aux codifications, l’appel au juge pour régler les conflits sont autant de symptômes d’un échec indigne d’un homme civilisé » 394 . C’est ce qu’affirme Madame Hélène PIQUET, sociologue et juriste, dans son ouvrage intitulé « La Chine au carrefour des traditions juridiques » : « la doctrine confucianiste est profondément humaniste, et comporte une riche réflexion sur l’individu à laquelle il ne peut être rendu justice ici. Un élément, en particulier, est très significatif pour le rapport au droit, c’est l’idéal confucéen de l’harmonie, qui demeure très présent dans la société chinoise actuelle. Dans cette optique, l’un des comportements attendu de l’homme de bien confucéen réside dans la capacité de céder, l’aptitude au compromis, rendus en chinois par rang. Il s’ensuit que tenter de faire valoir son bon droit en Chine était fort mal vu, car invoquer le droit marquait la mise en échec de l’harmonie » 395 .

Bien que les codes et les lois existent dans ce pays, « derrière cette façade, cependant, les conceptions traditionnelles ont subsisté et sauf quelques limitations, ont continué à dominer la réalité de la vie chinoise (…) Codes et lois n’étaient appliqués en Chine que dans la mesure où ils répondaient au sens populaire de l’équité et des convenances. La pratique les ignorait lorsqu’ils heurtaient la tradition ; on n’allait pas devant les tribunaux, parce que l’on ignorait ses droits ou parce que l’on ne voulait pas encourir la réprobation de la société ; les rapports sociaux continuaient ainsi à être réglés en fait comme par le passé » 396 .

Le transfert de droit de la société occidentale via le mode de l’acculturation pose évidemment le problème de la réception et de l’application dans une société traditionnelle comme le Cambodge qui n’a pas la même culture juridique. Dans le domaine du droit du travail et particulièrement dans les relations collectives, on voit une différence entre le concept du droit occidental qui donne plus de valeur aux syndicats dans la protection des intérêts des travailleurs et la notion de solidarité au Cambodge. Avant d’envisager la question de l’acculturation dans les relations du travail (2) , il faut tout d’abord s’intéresser à la notion de l’acculturation juridique proprement dite (1) .

Notes
389.

Maurice GAILLARD, Démocratie cambodgienne, op.cit., p. 143.

390.

Norbert ROULAND, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Paris, éd., Odile Jacob, 1991, p. 67.

391.

Philippe MALAURIE, Cours de droit civil, Tome III, Famille, Cujas, 6ème éd., 1998-1999, p. 26.

392.

Norbert ROULAND, Aux confins du droit, op.cit., p. 207.

393.

Maurice GAILLARD, L’intelligence du droit, Paris, Les Editions d’Organisation, 1994, p. 37.

394.

Norbert ROULAND, Introduction historique au droit, P.U.F., Coll. Droit fondamental, Droit pratique et théorique, 1998, p. 43.

395.

Hélène PIQUET, La Chine au carrefour des traditions juridiques, éd., Bruylant, Bruxelles, 2005, p. 37.

396.

René DAVID et Camille JAUFFRED-SPINOSI, Les grands systèmes de droit contemporains, Précis Dalloz, 1992, 10ème éd., p. 427.