A. Les dysfonctionnements institutionnels

L’effectivité de la loi ne peut être constatée que lorsque les institutions de l’État fonctionnent de manière satisfaisante. Pour avoir cette satisfaction, il faut également que les acteurs qui en assurent l'exécution soient des personnes compétentes et responsables de leurs actes. Au Cambodge, ce sont les structures étatiques et les agents chargés de l'application du droit qui sont déficients. Cela s'explique par des raisons historiques, après la tragédie du génocide perpétré par le régime des Khmers Rouges, puis l'occupation vietnamienne durant les années 1975 à 1979, les professions judiciaires ont été particulièrement touchées. Il a fallu ensuite faire appel à des non juristes pour assurer des fonctions judiciaires. D’ailleurs, comme l’indique le rapport de l’Organisation Amnesty International 432 , la promotion et la protection des droits humains au Cambodge sont fortement entravées par l'état lamentable du système judiciaire. Les locaux insuffisants, les salaires bas, l'ingérence du pouvoir exécutif, le manque d'éducation et de formation et des lois fragiles et peu appliquées concourent à créer un système judiciaire dans lequel la population n'a pas confiance et qui ne remplit pas ses fonctions et n'assume pas ses responsabilités. Plus grave encore, la justice privée, par le biais de la vengeance, est de plus en plus fréquente. Un article du journal l’Express rédigé par une journaliste française Christine CHAUMEAU intitulé « Le Cambodge malade de ses juges » 433 insistait également sur la corruption dans le système judiciaire à tous les niveaux, la soumission des juges au pouvoir exécutif et la faible volonté politique du gouvernement pour améliorer le système judiciaire, etc. L’auteur révèle que non seulement les juges sont corrompus, mais les policiers, le sont aussi, la plupart du temps en recevant de l’argent de l’auteur de l’infraction pour dissimuler les preuves. Sur le terrain du droit du travail, on peut en tirer une même conclusion parce que les inspecteurs et les policiers qui reçoivent des plaintes des salariés peuvent avoir la même attitude parce que dans ce pays où les salaires sont très bas, en particulier dans l’administration, il est difficile d’échapper au problème de la corruption qui constitue le cancer du système administratif et judiciaire du Cambodge.

Pour donner un aperçu général sur l’application des normes juridiques, un professeur de sociologie italien Renato TREVES 434 écrit dans son ouvrage de sociologie du droit que « l’inefficacité des normes est souvent due à la déficience des instruments et des services destinés à les appliquer ». Les carences du système judiciaire ont non seulement un impact sur sa capacité à rendre la justice pour les actes commis de nos jours mais elles empêchent aussi que justice soit faite pour les actes commis dans le passé ; de plus, elles ne permettent pas aux tribunaux d'exercer un rôle dissuasif crédible pour empêcher que d’autres infractions ne soient commises dans l'avenir 435 .

En dehors des structures étatiques, on constate que les acteurs, spécialement les juges et les avocats, jouent un rôle décisif dans la garantie de l’effectivité des dispositions juridiques. Comme le remarque Marion SIMONET : « si le problème de l’accès à la connaissance du droit touche en premier lieu la population, il n’est toutefois pas que du côté des justiciables. Les juges eux-mêmes n’appliquent pas toujours la loi avec une grande rigueur. Ainsi, on constate que la loi est souvent malmenée par ceux qui doivent en assurer le respect. Déficience dans la diffusion des textes de loi, difficultés de compréhension des dispositions, absence de concertation entre tribunaux, confusion entre la loi et la pratique traditionnelle : autant d’éléments qui concourent à la mauvaise application de la loi » 436 . En matière de droit du travail, l’examen des conflits par le tribunal de droit commun peut durer très longtemps. Les salariés renoncent souvent à engager une action contre l’employeur à cause de ce délai, mais aussi à cause de leur faible situation financière.

Un autre problème est lié à la lisibilité de la pratique judiciaire. On sait qu’actuellement la plupart des décisions de justice ne sont pas publiées dans les bulletins de la Cour, et ne font pas l’objet de commentaires par des juristes. Il n’existe pas de jurisprudence qui est pourtant un instrument juridique important pour assurer une résolution cohérente des conflits. Pour les juges cambodgiens, la jurisprudence n’est pas forcément conçue comme un instrument juridique d’uniformité dans la résolution des conflits d’interprétation des textes de loi. Certes, le juge n’est pas obligé de suivre le même raisonnement que celui d'une décision de justice rendue précédemment. Mais il ne le fait pas sciemment, mais par ignorance des décisions antérieures.

En dehors de cette question d’interprétation, se pose également la question de la compétence et de la formation des magistrats qui sont chargés de trancher les litiges. Il faut savoir que la plupart des magistrats et des professeurs ont été tués pendant le régime des Khmers rouges. De ce fait, le Cambodge manque toujours de juristes compétents afin de garantir l’application de la loi avec une grande efficacité. De nombreux jeunes juristes ne sont pas issus d’une formation adéquate faute d’enseignants de qualité. La faiblesse du système éducatif met en cause aussi la capacité de réflexion et de raisonnement juridique. Pour les cambodgiens, apprendre, c’est mémoriser 437 . Cela pose énormément de difficultés lorsque des règles applicables dans un litige nécessitent une interprétation et un raisonnement appropriés.

Dans le domaine du droit du travail, les institutions étatiques sont souvent inactives face aux problèmes de la violation de la loi du travail. Le Gouvernement comme son administration du travail n’assure pas une protection efficace des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, notamment de la liberté syndicale et de la négociation collective, garantis par la législation nationale et les conventions de l’Organisation Internationale du Travail 438 . Ainsi, selon une plainte formée contre le Gouvernement cambodgien concernant les discriminations syndicales 439 , le Ministère des Affaires sociales, du Travail, de la Formation professionnelle et de la Réinsertion de la jeunesse (MOSALVY) qui est chargé de l’application du Code du travail, n’a pas assumé les responsabilités que lui assigne la Directive Ministérielle 440 (Prakas n° 305) concernant la représentativité des organisations professionnelles au niveau de l’entreprise ou de l’établissement, et le droit de négociation collective pour la conclusion des conventions collectives à ce niveau. Le Prakas prévoit la protection des représentants syndicaux face au licenciement 441 , les critères de détermination des syndicats les plus représentatifs et d’interdiction d’ingérence de la part de l’employeur dans les affaires syndicales 442 . Cette interdiction est prévue par l’article 280 du Code du travail cambodgien. Dans cette affaire, plus de cent syndicalistes ainsi que les dirigeants syndicaux avaient été licenciés par l’hôtel de luxe du Cambodge « Raffles ». Bien que le Conseil d’arbitrage ait décidé que ce licenciement était illégal, et ordonné la réintégration de ces travailleurs, la direction de cet hôtel a non seulement passé outre la décision du Conseil d’arbitrage, mais elle a organisé une élection illégale des délégués des travailleurs et a conclu une convention collective avec les élus. Ces actions révèlent, selon le Conseil d’arbitrage, une intention manifeste de la part de la direction de l’hôtel d’ignorer l’existence légale du syndicat qui avait le droit exclusif de représenter les travailleurs dans le processus de la négociation collective. L’employeur a montré une flagrante intention de ne pas respecter le droit et la liberté syndicale reconnus non seulement par la loi du travail cambodgienne, mais également par les Conventions n° 87 et n° 98 de l’OIT ratifiées par le Cambodge. D’après l’Organisation plaignante, le MOSALVY a non seulement failli à sa mission d’exécution de la loi, mais elle reconnaissait encore les conventions collectives illégales conclues par des syndicats contrôlés, notamment par l’employeur.

Après avoir abordé les causes et les difficultés du fonctionnement des institutions étatiques du Cambodge, nous allons voir la manière dont la loi étatique a été reçue et interprétée par les différents acteurs institutionnels impliqués dans la mise en œuvre. Parmi eux, il faut citer au premier chef le Conseil d’arbitrage (1) qui est un acteur important en raison de ses attributions et compétences légales exclusives dans la résolution des conflits collectifs du travail. Les juges sont également des acteurs essentiels de l'application de la loi (2) ainsi que les agents administratifs de l’État (3) .

Notes
432.

Amnesty International, Le Royaume du Cambodge, Nécessité urgente d’une réforme judiciaire, 19 juin 2002, www.amnesty.org

433.

Christine CHAUMEAU, Le Cambodge malade de ses juges, L’Express du 30 mai 2005, www.lexpress.fr

434.

Renato TREVES, Sociologie du droit, PUF, 1995, p. 200.

435.

Amnesty International, Le Royaume du Cambodge, Nécessité urgence d’une réforme judiciaire, www.amesty.org

436.

Marion SIMONET, op.cit., p. 412.

437.

In Cambodia, importance is given to recitation rather than to reflection and to the diploma rather than to learning (…) obtaining a diploma –of whatever kind– was considered the guarantee of receiving an administrative position. For a young Cambodian, learning means memorization. These well-grounded and widespread habits explain in large measure the absence of a critical sense so characteristic of Cambodians, even intellectuals. Citation par Marion SIMONET d’une thèse de Tith HOUN (1993, p. 93) in, Marion SIMONET, op.cit., p. 414.

438.

Conseil d’administration du BIT, Rapports du Comité de la liberté syndicale, Genève, novembre 2005, n° 500 et s.

439.

Id. IUTA c./ le Cambodge, 2 août 2004.

440.

Ministère du Travail, Prakas n° 305 relatif à la représentativité des organisations professionnelles au niveau de l’entreprise ou de l’établissement et le droit de la négociation pour la conclusion de la convention collective à ce niveau, 22 novembre 2001, p. 56 et s.

441.

Articles 3 et 4 du Prakas.

442.

Articles 5 et 6 du Prakas.