B. Absence de protection des travailleurs

L’insécurité juridique est le corollaire du développement du travail informel parce que la relation de travail n’est pas régie pas la loi du travail faute de qualification juridique exigée par le Code du travail. C’est le cas notamment des travailleurs domestiques et du travail dans le cadre familial. Les travailleurs ne bénéficient pas des protections accordées par la loi du travail en raison de l’ambiguïté ou du déguisement de la relation. Il est à noter que le Code du travail actuel n’accorde de protection qu’aux travailleurs rentrant dans la définition du contrat de travail. En se référant à cette définition, on ne peut pas avoir une protection adéquate pour les gens qui travaillent dans des secteurs informels en raison de l’absence de contrat de travail. À titre d’illustration, Monsieur Jean-Michel SERVAIS écrit à propos de la question de travail informel que « rien n’empêche le conjoint, l’enfant, un autre membre de la famille de l’employeur d’être lié par un contrat de travail. Mais, une fois encore, la subordination qui n’a rien à voir avec l’autorité parentale n’est pas facile à établir » 485 . C’est ce qui a été également affirmé lors de la 90ème Conférence Internationale du Travail : «…la plupart des travailleurs de l’économie informelle ne sont ni reconnus, ni déclarés, ils ne bénéficient ni de la législation du travail, ni de la protection sociale, par exemple quand leur statut au regard de l’emploi est ambigu, de sorte qu’il leur est impossible de jouir de leurs droits fondamentaux, de les exercer ou de les défendre » 486 .

La question qu’on se pose ici est de savoir ce qu’est une relation de travail ambiguë ou déguisée. La réponse à cette question semble importante dans la mesure où la loi du travail ne peut pas accorder de protection aux gens lorsqu’on n’arrive pas à établir l'existence d'un contrat de travail. Autrement dit, une relation de travail est ambiguë lorsque l’on ne peut pas facilement déterminer si elle rentre dans le cadre du contrat de travail ou d'un contrat d’entreprise. C’est cette ambiguïté qui met les travailleurs hors du champ de la protection de la loi du travail. Parallèlement, déguiser une relation de travail consiste à lui donner une apparence différente de la réalité afin d’annuler ou de diminuer la protection assurée par la loi. Il s’agit donc d’un acte qui vise à dissimuler ou à déformer la relation de travail en la revêtant d’un autre aspect juridique ou en lui donnant une autre forme qui confère au travailleur une moindre protection. La relation de travail déguisée peut aussi correspondre à une situation où l’on dissimule l’identité de l’employeur en désignant comme l’employeur un intermédiaire afin de libérer l’employeur véritable de toute implication dans la relation de travail et surtout de toute responsabilité vis-à-vis des travailleurs.

La pauvreté et l'économie de survie dans laquelle vivent de nombreux cambodgiens, surtout à la campagne, font que la relation de travail est très rarement soumise à la loi du travail. Le Code du travail reste dans ce cas lettre morte. Dans une relation de travail normale, le statut du travailleur ne soulève pas en principe de question. Dans certains cas, toutefois, un travailleur peut bénéficier d’une large marge d’autonomie et ce facteur à lui seul peut jeter un doute sur son statut du point de vue de l’emploi. Comme pour la relation de travail déguisée, il existe des situations où les principaux éléments qui caractérisent la relation de travail ne sont pas clairement apparents. Il n’y a pas d’intention délibérée de dissimulation, mais plutôt un doute réel quand à l’existence d’une relation de travail 487 . On peut prendre un exemple typique à propos du ramassage des bananes. On demande aux travailleurs de les couper moyennant une rémunération. S’il y a accident, on se demande sur qui pèse la responsabilité de cet accident. La question porte sur la qualification de la relation de travail.. La réponse peut être trouvée dans l’article 1er du Code du travail actuel qui définit le champ d'application du code, à savoir, les relations entre employeurs et travailleurs résultant de contrats de travail. Par conséquent, il faut établir l’existence d’un contrat de travail notamment par le lien de subordination des travailleurs envers l’employeur, ce qui n’est cependant pas toujours facile.

À cause de la pauvreté et du manque des connaissances, la plupart des relations de travail se transforment en louage de service, et la protection de la loi du travail se trouve exclue. Ces problèmes ressemblent aux situations de la relation du travail dans certains pays comme la Thaïlande où la crise financière touche l’ensemble de la population active. De ce fait, l’emploi diminue. Il revêt diverses formes, en particulier celles des relations de travail ambiguës ou déguisées et lie souvent des parents ou des personnes du même village, les relations hiérarchiques n’apparaissant pas clairement. Ces liens de dépendance ou de gratitude font qu’il devient difficile de réclamer des droits et des prestations. De plus, les travailleurs passent d’une entreprise à l’autre sans bénéficier de prestations. Souvent, les maîtres d’ouvrage ne s’occupent pas eux-mêmes des travaux et ne sont pas responsables des travailleurs. Ces derniers reçoivent une rémunération inférieure au salaire minimum journalier et les femmes gagnent encore moins que les hommes 488 .

Le rapport du BIT donne l'exemple des régions rurales du Costa Rica où une pratique s’est développée parmi les entreprises nationales et transnationales, elle consiste à recruter de la main d’œuvre pour les plantations par l’entremise d’intermédiaires et pour des périodes ne dépassant jamais trois mois, période minimale requise pour avoir droit à des indemnités en cas de licenciement injustifié. Cette pratique qui consiste à engager des travailleurs agricoles dans le cadre de contrats à durée déterminée successifs pourrait constituer une relation « triangulaire » fictive, étant donné qu’ils sont occupés par des personnes physiques ayant le statut de sous-traitant et avec lequel l’entreprise conclut un contrat 489 . On pourrait citer des exemples similaires au Cambodge.

Un autre point doit également être souligné avec regret, c'est l’absence de protection sociale et de droits et libertés syndicales des travailleurs de ces secteurs informels. Ces travailleurs ne peuvent pas par exemple demander un salaire minimum, des indemnités en cas de cessation de la relation du travail, ou le respect de la durée maximale du travail par semaine, ainsi que les autres avantages sociaux parce qu’il n’y a pas de contrat de travail. Cette carence n’est pas justifiée au regard de la Constitution du Cambodge actuelle qui consacre expressément le principe d’égalité de tous les citoyens devant la loi dans tous les domaines, principe que nous avons évoqué à plusieurs reprises. Concernant la protection sociale, l’article 1er du Code de la sécurité sociale ne s’applique qu’aux travailleurs qui sont régis par le Code du travail. Par conséquent, les travailleurs dans les secteurs informels sont exclus du régime de la protection sociale comme l’assurance maladie, la protection contre les accidents du travail, etc. De ce fait, ils devront dépenser beaucoup d’argent en cas de maladie ou d’accident qui risque parfois de mettre tous les membres de la famille par solidarité en situation d'endettement à cause de la maladie d'un de ses membres. C’est une des causes de l’absence d’assurance sociale qui met en difficulté la plupart des travailleurs. Or, l’État a non seulement l'obligation de garantir une égalité des droits entre les travailleurs des secteurs formels, mais il a également l'obligation d’accorder une protection à l’ensemble des travailleurs dans tous le pays sans aucune discrimination.

Le travail dans le secteur informel est une des causes de l'ineffectivité des dispositions de la loi du travail pour les raisons que nous venons d’exposer. Mais l’ineffectivité des dispositions de la loi du travail est de manière générale née de l'absence ou de la faiblesse des moyens dans la mise en œuvre et le contrôle des normes du travail.

Notes
485.

Jean-Michel SERVAIS, Secteur informel : un avenir pour le droit du travail ? Revue Actualités du droit de la Faculté de droit de Liège, Belgique, 1994, p. 665.

486.

Conférence internationale du Travail, 90ème session, Genève, 2002, résolution concernant le travail décent et l’économie informelle, conclusion, paragr. 9. In, BIT Genève, Le Champ de la relation de travail, 91ème session de la Conférence internationale du Travail, 2003, Rapport V, p. 10.

487.

BIT Genève, Le Champ de la relation de travail, op.cit., p. 29 et 30.

488.

Id., p. 45.

489.

Id., p. 41.