A. Une réforme à venir

Avant de parler du rôle du Gouvernement et du législateur, il convient de savoir que deux conceptions sont actuellement présentées en ce qui concerne l’amélioration des conditions des travailleurs du secteur informel 518 . La première conception est celle de l’application pure et simple des normes du travail existantes aux travailleurs informels parce que si l’on approfondit l'analyse de la relation de travail on rencontre la notion du contrat du travail. Il faudrait établir que les relations de travail concernées révèlent un lien de subordination pour justifier l’application des normes du travail en vigueur. Cette idée est le reflet du concept d’égalité d’application d’une norme à l’ensemble des travailleurs sous contrat du travail. Cependant, cette conception risque de créer des effets pervers dans l’application des normes au lieu d'imposer une égalité formelle à tous les travailleurs, car il est précisément très difficile de prouver l'existence d'une relation de travail dans le secteur informel comme nous l'avons précédemment évoqué. En adoptant cette conception, le Gouvernement devrait faire énormément d'efforts pour pouvoir contrôler les relations du travail tant dans le secteur formel que dans le secteur informel dans le but de faire appliquer une loi. Les mesures nécessaires devraient ainsi être mises en œuvre pour que les secteurs informels n’échappent pas aux normes du travail en cours.

Une autre conception propose d'adopter une réglementation spécifiquement adaptée aux travailleurs informels, leur évitant d'avoir à justifier d'un lien de subordination. Autrement dit, en sortant du concept de l’application pure et simple du Code du travail, on voudrait accorder une protection minimale aux travailleurs informels quel que soit leur statut. Cette idée est en réalité déjà incorporée dans le Code du travail cambodgien relatif aux dispositions particulières s’appliquant à des travailleurs du secteur agricole. Cette idée a été établie non pas pour respecter une égalité formelle entre les travailleurs, mais plutôt pour trouver un équilibre social entre les travailleurs du secteur formel et ceux du secteur informel en se basant notamment sur le concept d’équité. La recherche de l’égalité même formelle ne peut pas être menée entre l’ensemble des travailleurs dans le pays. Cette conception tente peut être d’établir une égalité entre les travailleurs informels en écartant les autres catégories de travailleurs.

Après avoir présenté les deux conceptions, nous pensons que la solution est ailleurs, dans un moyen terme qui permettrait de concilier les deux conceptions, à savoir, l’application du Code du travail et la création d'une nouvelle réglementation adaptée au secteur informel qui, même en application des dispositions de la loi actuelle, n’aboutit pas à établir une véritable relation de travail employeur-salarié conformément aux dispositions du Code 519 . Il ne sera pas facile d’avoir une égalité des droits entre les travailleurs en agissant comme cela, mais dans la situation économique et sociale du Cambodge, il vaut mieux protéger les travailleurs que de chercher une stricte égalité entre eux. Avec du temps et la politique de réduction de la pauvreté, notamment à travers la promotion du travail décent pour l’ensemble de la population vivant à la campagne, on pense que la place de l’équité sera réduite au profit de l’égalité au sens large que l’on souhaite. Dans cette perspective, le Gouvernement et le législateur cambodgiens ont un très grand rôle à jouer dans l’amélioration des conditions de travail des travailleurs du secteur informel notamment par la coopération étroite avec les autorités locales ainsi que des Organisations Non Gouvernementales pour renforcer l’application de la loi du travail existante. Pour ce faire, il faut qu’ils prennent d’abord des mesures pour renforcer l'obligation d’enregistrement des entreprises qui peuvent employer de la main d’œuvre, auprès des Ministères du Commerce et du Travail 520 . Actuellement, la plupart des petites entreprises à caractère commercial ne font pas leurs déclarations aux Ministères. Par conséquent, ils ne sont pas obligés de déclarer les travailleurs au service du Ministère chargé du Travail selon l'injonction posée par l’article 21 du Code du travail 521 . Cette ignorance de l’enregistrement est due à un système bureaucratique voué à la corruption, les fonctionnaires percevant beaucoup plus de frais d’enregistrement qu’exige la loi. À titre d’illustration, la loi exige simplement le respect de procédures et de délais à respecter en cas de création d’une association, cependant en pratique on doit payer près de 400 dollars américains aux fonctionnaires qui s’occupent du dossier. C’est sans doute la raison pour laquelle en 2002, le Ministère du Commerce a adopté une circulaire exigeant que les petites entreprises obtiennent une licence d’exploitation auprès des départements provinciaux et municipaux. À l’issue de cette opération, on a pu évaluer le nombre total des petites et moyennes entreprises à 30 752 dont 21 268 dans l’industrie de transformation des produits alimentaires, 5 634 dans l’industrie manufacturière, 4 811 dans les services et 729 dans les forêts et la pêche 522 . Bien que cette mesure soit bonne, une enquête menée par la Banque asiatique du Développement en 2001 a relevé que presque une petite entreprise sur deux a échappé encore au recensement parce qu’elle n’a pas demandé sa licence auprès du Ministère du Commerce 523 .

Le Gouvernement et le Parlement peuvent aussi faire des recommandations, des projets ou des propositions de loi protégeant les travailleurs de ce secteur, souvent exclus de la loi du travail. L’idée est qu’il faut légiférer pour les travailleurs dans le secteur informel pour qu’ils puissent avoir une certaine protection notamment de leur santé et de leur sécurité. Il ne faut pas s’attendre à ce que la relation de travail soit régie par le Code du travail pour examiner les situations en cause. Il semble nécessaire d'adopter des normes particulières à ces travailleurs. À l’heure actuelle, une étude sur l’assurance de santé en milieu rural au Cambodge a été initiée par le Groupe de Recherche et d’Échange Technologique (GRET). Ce projet a été financé par l’Union Européenne, le Gouvernement de la République française, la Banque Mondiale et le Ministère de la Santé dans le but d’accorder une protection minimale de santé aux travailleurs du secteur informel. Il est actuellement mis en place à titre d’essai dans deux provinces du Cambodge, Kandal et Takeo et dans une zone urbaine de la capitale de Phnom Penh 524 . Grâce à ce mécanisme, les travailleurs des milieux ruraux avec des revenus très modestes peuvent accéder à la consultation et au traitement des maladies sans dépenser beaucoup d’argent personnel parce que la politique du GRET est de faire en sorte que ses adhérents puissent obtenir des soins de qualité en dépensant moins d’argent. Cela veut dire qu’en général chaque membre ne contribue que pour 2,5 dollars au lieu de 22 dollars dépensés par an par des non adhérents pour avoir les soins et les médicaments nécessaires.

Pour donner un aperçu général de la situation des travailleurs informels au Cambodge, on peut comparer avec ce qui se passe dans les pays voisins comme la Thaïlande. Dans ce pays, la situation juridique des travailleurs est assez semblable à celle du Cambodge par ce que le Code du travail thaïlandais n’accorde de protection que pour les travailleurs du secteur formel. Cependant, la tendance à l’extension de la protection de tous les travailleurs a été fortement marquée ces dernières années. On peut évoquer à titre d’illustration que la loi sur la sécurité sociale thaïlandaise a été appliquée dès avril 2002 à tous les établissements qui emploient un ou plusieurs travailleurs. D’ailleurs, les différents organes gouvernementaux de ce pays ont pris l’initiative de faire des projets pour améliorer les droits des travailleurs des secteurs informels 525 . Cette démarche peut être intéressante pour le Cambodge dont les travailleurs informels occupent une place non négligeable dans la population active. Des mesures similaires sont envisageables pour que tous les travailleurs puissent bénéficier du régime de la sécurité sociale qui est jusqu'à présent réservé exclusivement aux travailleurs liés par un contrat de travail.

En dehors du cadre législatif spécifique, le Gouvernement cambodgien doit aussi favoriser la création des syndicats ou des associations notamment en facilitant la procédure d’enregistrement des organisations ou des associations qui ont pour but de protéger les intérêts des travailleurs dans les zones rurales. Par ailleurs, le Gouvernement par le biais du Ministère chargé du Travail doit aussi participer activement au renforcement de l’application des lois et des autres règlements du travail qui ont été adoptés. Cela veut dire aussi qu’il faut augmenter le nombre des inspecteurs du travail non seulement dans les secteurs formels comme en matière de textile ou d’hôtellerie, mais également dans les zones les plus éloignées de la capitale où se développent énormément les travaux de type informel. Cela confirme la thèse qui soutient que les travailleurs informels doivent avoir droit à un régime d’assurance au même titre que les autres travailleurs sans être soumis aux dispositions du Code du travail de 1997.

Malgré le rôle que joue actuellement le Gouvernement et le législateur cambodgiens dans la recherche d'amélioration des conditions de vie des travailleurs informels, ces efforts ne peuvent être efficaces sans la mobilisation de l’ensemble des acteurs sociaux dans le pays, notamment les organisations syndicales de travailleurs et d'employeurs, ainsi que de la société civile qui sont proches et connaissent bien la situation de ces travailleurs.

Notes
518.

Economic Institute of Cambodia (EIC), Decent Work in the Informal Economy of Cambodia: A literature Review, op.cit., p.26 et s; Jean-Michel SERVAIS, Secteur informel: un avenir pour le droit du travail ? art.préc., p. 667 et s.

519.

Monsieur Jean-Michel SERVAIS partage aussi l’idée de normes spécifiques au secteur informel en indiquant que « il n’y a pas de réponse unique à la question de savoir s’il vaut mieux dans un pays donné ou dans une institution internationale, élaborer des règles spéciales pour ces différentes formes d’emploi ou leur appliquer graduellement la législation générale. Pourtant, une conclusion ressort des développements qui précèdent : des normes spécifiques permettent souvent mieux que des renvois ponctuels à des règles générales de s’adapter à des situations particulières ». In, Secteur informel : un avenir pour le droit du travail ? art.préc., p. 684.

520.

L’article 17, alinéa 1er du Code du travail cambodgien, « Tout employeur à qui s’applique le présent Code du travail, doit à l’ouverture de l’entreprise en faire la déclaration au Ministère chargé du Travail. Cette déclaration appelée déclaration d’ouverture doit être faite par écrit et parvenir au Ministère chargé du Travail avant l’ouverture effective de l’entreprise ».

521.

L’article 21, alinéa 1er du Code du travail cambodgien, « Tout employeur doit faire la déclaration au Ministère chargé du Travail chaque fois qu’il y a embauchage ou débauchage d’un travailleur par son entreprise ».

522.

HANG Chuon Naron, L’économie du Cambodge: La lutte pour le développement, op.cit., p. 225.

523.

Id., p. 226.

524.

ILO, Decent Work for Women and Men in the Informal Economy: Profile and Good Practices in Cambodia, Bangkok and Phnom Penh, International Labour Office, 2006, p. 62 et s.

525.

Francis LUND and Jillian NICHOLSON, Chains of production, ladders of protection, Social protection for the workers in the informal economy, ILO, February 2004, p. 67.