Conclusion

L’étude de l’utilisation de la langue française dans les domaines scientifiques est un des champs de recherche les plus traités de ces dernières années même si les résultats restent, à notre avis peu complets, les recherches se préoccupant plus particulièrement du lexique, de la description de caractéristiques situationnelles et institutionnelles des enseignements dispensés en langue de spécialité, et de la description des particularités syntaxiques et des formes linguistiques récurrentes spécifiques à cette langue. L’approche des discours scientifiques, de leur organisation et de leur structuration ne semble pas avoir bénéficié d’autant d’attention que les autres domaines. Ceci a constitué pour nous un obstacle théorique et méthodologique important. Il a fallu donc chercher dans le champ plus global de l’analyse du discours un modèle adaptable à notre type d’étude. De même, nous sommes partis dans cette recherche d’un constat opéré à l’occasion de notre DEA, celui de la non pertinence, pour nous et dans la perspective de nos objectifs, d’une analyse basée sur une étude thématique ou sur la linguistique textuelle. En effet, ces deux modèles ne permettent pas d’analyser la structure rhétorique et le processus de structuration d’un texte, les liens relationnels qui peuvent exister entre les différents groupes d’unités textuelles et les différents niveaux organisant le texte. Nous avons donc eu recours au modèle de la Rhetorical Structure Theory (RST) comme modèle principal d’analyse des textes écrits produits par nos participants. Nous l’avons complété par un modèle descriptif, celui de l’analyse hiérarchique. En cela, nous faisons notre, les propos de M-P. Péry-Woodley « Mon recours à la RST, dans ma recherche de « prises » sur la cohérence des textes du corpus Etudiants, était motivé par la conscience de l’incapacité des modèles axés sur la structure thématique à rendre compte de la structuration du texte à un niveau autre que celui de la phrase ou du groupe de phrases. » (2000 : 44).

A la fin de notre analyse et au vu des résultats obtenus, quelques questions - essentiellement deux - se posent concernant la méthodologie utilisée. La première, qui revient à celle que posait déjà M-P. Péry-Woodley  en 2000  (p. 44), est : « Peut-on faire le lien entre genre discursif et fréquence relative de certains types de relations ? ». La deuxième concerne le rapport entre statut de satellite et statut de noyau : le satellite est-il, comme son nom l’indique, hiérarchiquement subordonné au noyau ?

Au terme de cette étude, en ce qui concerne la première question, l’hypothèse d’une telle corrélation entre genre et type de relations nous semble pouvoir être avancée. Cette corrélation devrait elle-même être mise en rapport avec le type de relations déterminant les liens entre les segments dans les premiers niveaux. Le genre serait déterminé à partir des macro-segments. Toutefois, notre thèse ne permet pas de répondre définitivement à cette question qui nécessiterait - et nous le suggérons - des travaux portant sur un plus grand nombre de textes d’une part mais surtout portant sur des textes produits par des experts et non pas uniquement sur des textes d’étudiants.

Concernant la deuxième question, nous avons eu l’occasion de constater à plusieurs reprises que le satellite peut donner sa légitimité au noyau, le valider ou non. C’est le cas, par exemple, d’un satellite où est développée une démonstration ou une explication. L’identification entre noyau et « segment-plus-important » d’une part, et satellite et « segment-moins-important » d’autre part, nous semble moins pertinente dans ces cas de figure. En travaillant sur des textes argumentatifs et en analysant les circonstancielles satellites qui signalent les macro-segments de premier niveau dans ces textes, M-P. Péry-Woodley souligne « cette question du paradoxe entre statut de satellite et (son) importance dans la structure thématique (…) » (2000 : 48). Si nous devions faire un reproche à la RST ça serait celui de considérer que le segment noyau est plus essentiel que le segment satellite. En effet, lorsqu’il s’agit de données scientifiques, de la démonstration d’un théorème, de l’explication d’une notion, de la justification d’une notion ou d’un phénomène, il est difficile de pouvoir affirmer que le résultat de la démonstration est plus important que la suite d’étapes amenant ce résultat, ou que l’expression de la conséquence d’un phénomène est plus essentielle que le phénomène lui-même. Ceci est d’autant plus vrai que dans le cas d’un discours didactique, les deux pôles de la relation sont importants pour que le discours se tienne scientifiquement.

Nous rappelons que l’étude de la structure rhétorique n’est pas une simple schématisation d’une combinaison possible de relations. Il s’agit de choisir parmi les différentes possibilités celle qui convient le mieux à l’objectif/vision globale du texte et qui servirait le mieux ses objectifs rhétoriques/discursifs.

Dans notre recherche, l’étude des productions a souvent cherché à repérer le degré de fidélité du texte cible (TC) au texte source (TS). Il faut rappeler ce que nous entendons par degré de fidélité au texte source dans le cas précis de notre analyse et pour nos données. En ce qui concerne l’analyse hiérarchique, il s’agit d’une fidélité de TC à la composition en unités de TS, qui présente un équilibre semblable entre les UB et les SUB, et qui marque un recours net à ce que nous avons appelé les UH (cf. chapitre II). En ce qui concerne l’analyse RST, il s’agit d’une fidélité de TC à la structure de TS, qui, souvent, n’était pas visible en surface, par l’explicitation des rapports qui la soutiennent ou par leur reprise implicite. En nous appuyant sur ces deux paramètres, le degré de fidélité ou de détachement, est donc lié au degré de recomposition des unités et au degré de mise en surface du lien de fond. Les différents classements effectués n’avaient pas pour but de hiérarchiser les différents textes par rapport à une qualité de production : bon, moyen ou mauvais texte. Le but était plutôt de mettre en lumière les différents degrés d’écart qui existent entre le texte de départ, celui du cours magistral, et ceux d’arrivée en même temps que les implications, rhétoriques et linguistiques, de ces écarts. Le but était de voir, donc, le rapport entre le degré de fidélité au texte source, et la composition en unités, le schéma des propositions relationnelles, et les différentes opérations linguistiques qui accompagnent la réécriture. Nous avons obtenu les résultats suivants :

Le texte de départ présente une variété de relations : conséquence, justification, exemple et jonction en sont les plus emblématiques et les plus problématiques aussi. Le passage à leurs propres productions écrites s’accompagne alors chez les participants de phénomènes d’explicitation, de suppression, de création mais surtout de reprise et d’altération de ces relations. Plusieurs des relations existant dans le TS se retrouvent dans le TC transformées en simples « jonctions », par exemple. L’étude des productions orales nous a révélé que certains étudiants ont du mal à identifier les relations de départ (cf. Groupe 3 par exemple. D’autres groupes par contre, manifestent une compréhension de ces relations mais ont du mal à les conserver dans leur TC, du fait d’une maîtrise linguistique insuffisante, constatable à l’occasion du travail de reformulation par exemple (cf. Groupe 4 et 7). Cette reformulation peut être d’autant plus coûteuse que les différentes étapes rédactionnelles sont plus ou moins bien gérées. A la surface des TC, c’est en particulier une mauvaise utilisation des articulateurs logiques qui aggrave la situation.

Une des conclusions que nous tirons de notre étude concerne le recours très marqué dans les textes scientifiques aux formules et aux marqueurs de hiérarchisation ainsi qu’aux propositions nominales. Un excès de simplification des formes linguistiques, une mise en avant essentiellement paralinguistique (tirets, empilements, flèches…) de la structure logique du discours s’opérant au détriment des structures linguistiques peut constituer à long terme pour des apprenants un handicap dans leur capacité à produire des discours (scientifiques) continus. Pour eux, souvent, le cours  magistral est « le » discours scientifique et donc le modèle à suivre. Souvent d’ailleurs ce cours est leur seul contact avec le texte scientifique. Or le modèle assez particulier du discours didactique « oral-noté au tableau », avec ses indispensables raccourcis, ses procédés de visualisation de l’information… n’est pas suffisant pour construire une culture ou une vision complète des types de modèles de textes oraux - et encore moins écrits - circulant dans l’univers des productions et des discours scientifiques.

D’un autre côté, la tâche demandée obligeait les apprenants à verbaliser ces formes nominales hiérarchisées (titres, sous-titres...) et ainsi ils se retrouvaient face à une situation aux difficultés multiples.

Tout d’abord, ils doivent affronter la difficulté de concilier un modèle du texte « ordinaire », rédigé, qui ne voit pas d’un très bon œil les manifestations paradiscursives de hiérarchisation (cf. le modèle de la dissertation en France), et un usage scientifique - en particulier lors des cours magistraux - qui y a fréquemment recours. Cette difficulté se fait sentir chez de nombreux étudiants. Les étudiants en arrivent à oublier les différentes possibilités linguistiques que la langue française met à leurs dispositions... .

D’autre part, ils ont des difficultés à traduire les liens rhétoriques sous-jacents en langage naturel. Si la simple oralisation de la langue symbolique est intériorisée - les étudiants y sont familiarisés -, par contre la verbalisation développée des énoncés sources en langue symbolique (formules, démonstrations par exemple) dans un énoncé-cible, en langue naturelle, en français comme en arabe, leur est souvent difficile. Elle semble d’ailleurs leur être peu familière. En particulier un manque de maîtrise linguistique les empêche d’expliciter en français les relations qui sous-tendent la structure. Certaines de ces relations sont même parfois mal perçues et mal identifiées avant d’être en plus mal réintroduites. Une des propositions que nous pouvons avancer serait de permettre aux étudiants de redécouvrir les possibilités et les plaisirs d’une langue plus expressive, plus riche lexicalement et syntaxiquement, par des Travaux Pratiques de langue française. Rappelons que cette maîtrise linguistique et discursive leur sera nécessaire en tant que futurs enseignants du secondaire ou en tant que futurs chercheurs. Ceci va d’ailleurs dans le sens des buts que s’est fixés la réforme de l’enseignement du Français depuis 1993.

En définitive nous pourrions proposer une typologie des étudiants à partir de nos groupes participants. En effet, même si le nombre des participants dans notre expérience est peu important par rapport au nombre réel des étudiants, il nous a permis de distinguer quatre types de textes et donc, hypothétiquement, quatre types d’étudiants-rédacteurs. Nous aurions donc :

Dans les quatre types, la compétence linguistique de ces étudiants est un élément déterminant de leur profil pédagogique, global, scientifique et linguistique, dans le cadre d’un enseignement des sciences en Français langue seconde. L’inventaire des erreurs de langue, de grammaire, de lexique, de conjugaison, de prononciation et de structuration identifiées à la fin des études des différents textes, oraux et écrits, l’atteste. Il ne s’agit pas seulement de difficultés liées à des compétences linguistiques de surface. Mais plus que cela, il s’agit de difficultés liées à la compétence discursive et communicationnelle, liées à la compétence de structuration et de construction d’un discours cohérent au moyen de différentes pratiques cohésives telles que l’anaphorisation, la construction de chaînes thématiques, l’intégration de connecteurs et de marqueurs de structuration etc. Toutefois, soulignons que ces étudiants maîtrisent certains outils caractéristiques des discours scientifiques, tels que la construction de subordonnées, l’utilisation de périphrases verbales, le recours au sujet indéfini « on » comme à la voix passive etc… Il serait certes nécessaire de renforcer ces capacités « ponctuelles » mais c’est surtout au niveau de leur combinaison avec des compétences discursives portant sur des segments plus développés des textes (argumentation, raisonnement…) que le travail reste à faire.

Caractéristique centrale de ce profil pédagogique et bientôt professionnelle (ce sont de futurs enseignants!), les capacités ou le manque de capacités linguistiques et communicationnelles, de fait, n’apparaissent pourtant pas au centre des préoccupations et des négociations des étudiants au cours de leur travail collectif.

Cependant, les textes officiels et les programmes d’enseignements en Tunisie insistent, dès l’enseignement secondaire, sur le développement chez les apprenants de compétences de réflexion, d’un sens critique vis-à-vis des objets d’apprentissages. Il n’existe aucune raison de ne pas continuer dans cette même direction dans l’enseignement supérieur scientifique. Or dans ce dessein une compétence communicative suffisante dans la langue de travail est indispensable. Donc, dans les cours de langue destinés à ce public, se fixer des objectifs liés aux opérations linguistiques de bas niveaux est une chose, certes, nécessaire au vu des résultats des analyses et de l’inventaire des erreurs liées à ces niveaux et souvent commises par les participants. Mais il est tout aussi nécessaire de permettre à ces apprenants particuliers, adultes, spécialisés, futurs enseignants… d’accéder de manière réfléchie et responsable, et non de manière imitative, aux fonctionnements langagiers de haut niveau et en particulier à ceux correspondant à la rhétorique scientifique.