3.3. La reconstruction du chercheur

Le savoir vit en classe, un lieu de communication entre le professeur et les élèves. La compréhension par le professeur et les élèves d'un énoncé peut être bien différente, chaque acteur construit donc une signification et le chercheur va "reconstruire" ces significations. Le chercheur peut donc construire plusieurs significations: celle de la physique, celle donnée par le professeur, celle construite par un élève ou celle construite par un groupe d'élèves.

Pour "reconstruire" le savoir enseigné en classe comme chercheur, nous suivons Bange (1992, 1995) dans son interprétation de Grice qui distingue la "signification conventionnelle" de la "signification en situation". La "signification conventionnelle" ou "signification indépendante du temps" est celle qui est impliquée "quand on dit qu'une phrase ou un mot ou une tournure signifient ceci et cela", elle est donc associée à une référence autre que la situation elle-même. La "signification en situation" ou "signification pour le locuteur" est celle qui est impliquée "quand on peut dire de quelqu'un qu’en faisant ceci et cela il a voulu dire ceci et cela". Elle est attribuée à un acteur ou un groupe d'acteurs donné en situation. Ces deux significations sont construites à partir d'une même situation observée. Considérons par exemple l'énoncé "la voiture accélère" ; cet énoncé peut avoir deux significations différentes: la signification conventionnelle du point de vue de la physique est que la vitesse de la voiture varie et donc peut diminuer, alors que si on se place dans le contexte de deux personnes dans une voiture, l'énoncé pourrait signifier que la vitesse de la voiture augmente. Ainsi, en classe de physique, le professeur peut dire la "voiture accélère" et un inspecteur ou un physicien présent dans la classe donnera à cet énoncé sa signification conventionnelle de la physique alors qu'un élève peut très bien comprendre par cet énoncé que la vitesse de la voiture augmente. Cette signification construite par l'élève n'est pas la signification conventionnelle en classe de physique, c'est une signification en situation que l'élève a construite à ce moment particulier de l'énonciation et dans un contexte particulier. Cependant, cette signification est la signification conventionnelle adoptée dans la vie quotidienne, celle de la société des non physiciens. La signification conventionnelle dépend donc d'un groupe social qui, par habitude, donne une certaine signification à un certain acte:

‘"L'habitude de L et de R est un savoir partagé concernant une régularité de comportement existant entre deux individus. Cette "signification établie" entre les deux individus L et R résulte de l'habitualisation d'une signification en situation. La signification est dite "conventionnelle" si cette habitude est étendue à tout un groupe social: dans ce cas elle est une convention…" (Bange, 1992, p. 143)’

Nous adoptons la signification conventionnelle dans notre reconstruction du savoir en classe. Nous considérons qu'une signification conventionnelle correspond à la signification "officielle" du point de vue de l'institution école (Chevallard, 1991) ; c’est aussi la signification du professeur qui est le représentant officiel du savoir scientifique en classe. Nous la reconstruisons à partir (Tiberghien & al., 2007a, p.96):

La signification en situation serait certes très fructueuse pour l'étude des processus d'apprentissage puisqu'elle serait parlante de l'écart entre la signification conventionnelle de la physique et le savoir acquis par un élève au cours de l'apprentissage. Mais nous pensons que la construction d'une telle signification requiert la suivie de près d'un élève ou d'un groupe d'élèves afin d'avoir accès à ses productions verbales et gestuelles et pouvoir ainsi construire le sens qu'il donne à un énoncé (cela suppose aussi de faire beaucoup d'inférences). Cependant, il serait presque impossible de reconstruire les significations en situation de tous les acteurs de la classe car cela suppose d’avoir toutes les productions de tous les acteurs à tous les instants, ce qui serait très couteux en matériel, en quantité de données et en temps d'analyse. Ces contraintes, ainsi que notre intérêt à étudier le savoir rattaché au groupe « classe » et non pas à des individus, nous ont poussés à prendre uniquement en compte la signification conventionnelle.

L'intérêt de la construction de la signification conventionnelle du savoir est multiple (Tiberghien & al., 2007a, p.100): "(1) Le savoir enseigné permet de rendre explicite que la signification « conventionnelle » des productions discursives de la classe n’est pas la même d’une classe à l’autre même si les professeurs sont supposés enseigner le même contenu. (…) (2) Il peut constituer une référence dans l’analyse du point de vue des élèves ou du professeur, c’est-à-dire dans la construction de la signification en situation. En effet, dans le cas de la physique, de nombreuses études portant sur l’évaluation des acquis des élèves ou sur les conceptions avant et après enseignement confortent l’hypothèse que l’acquisition par les élèves de l’ensemble du savoir enseigné n’est généralement pas réalisée. Ainsi, le savoir enseigné permet d’évaluer un écart avec les connaissances acquises, inférées à partir des performances, par une majorité d’élèves ou des groupes d’élèves (savoir intermédiaire) qui est caractéristique d’une classe. (…) (3) Il permet également d’évaluer un autre écart, celui avec le savoir à enseigner. Ainsi une classe peut se caractériser par un savoir acquis, par une majorité d’élèves à la fin de l’enseignement, très proche du savoir enseigné et en même temps un savoir enseigné très loin du savoir à enseigner".