3.4.3. Topogénèse

L'élaboration du savoir enseigné dans la classe ne relève pas uniquement de la responsabilité du professeur, il y a une négociation entre le professeur et les élèves et entre les élèves de la répartition des tâches et des responsabilités. Les positions de chacun envers le savoir correspondent à la topogénèse (Chevallard, 1991 ; Mercier & al., 2002). Ces positions sont nécessairement évolutives (Mercier & al., 2002) avec le temps d’enseignement, elles dépendent de la chronogénèse : à chaque instant de celle-ci, "le professeur et les élèves occupent un lieu précis, un topos, c’est-à-dire accomplissent un ensemble de tâches, dont certaines sont spécifiquement liées à la position de professeur, et d’autres à la position d’élève. A chaque instant de la chronogénèse correspond un état de la topogénèse" (Sensevy & Quilio, 2002). Cette topogénèse qui pose la question du qui? plus précisément comment qui?, constitue un analyseur privilégié de la nature "conjointe" de l'action didactique (Sensevy, 2007, p.32). Nous donnons un exemple pour illustrer la nature évolutive de la topogénèse: lors de la correction d’un exercice (ou d’un TP), un professeur demande à deux élèves ayant des réponses différentes à une question relevant d’un enjeu conceptuel de donner leur réponse puis il ouvre le débat dans la classe et le régule. Il clôt le débat en prenant les arguments théoriques qui permettent de trancher. Dans cet exemple, la position du professeur et des élèves vis-à-vis du savoir évolue ; lors du débat, les élèves ont la responsabilité de faire avancer la construction du savoir dans la classe alors que, pendant la conclusion, le professeur reprend la responsabilité. Nous retrouvons cette même idée de la répartition des responsabilités chez d'autres auteurs qui parlent de "distribution of authority" au lieu de topogénèse:

‘"Authority concerns the degree to which students are given opportunities to be involved in decision making about the interpretation of tasks, the reasonableness of solution methods, and the legitimacy of solutions. Authority is therefore about "who's in charge" in terms of making mathematical contributions. " (Cobb, 2006, p.8)’

L'autorité peut par exemple, selon Cobb, être partagée entre le professeur et les élèves dans certaines classes où les élèves et les professeurs jugent ensemble de la légitimité des réponses en donnant des arguments mathématiques, ou attribuée uniquement au professeur dans d'autres classes, qui juge seul de la légitimité des réponses des élèves.

Deux concepts peuvent être pertinents dans l'étude de la topogénèse, la dévolution et l'institutionnalisation, qui réfèrent tous les deux à la manière dont le professeur engage et régule la relation didactique (Sensevy & al., 2000, 2002). Partant des hypothèses socio-constructivistes qui considèrent que l’élève construit son savoir et que le rôle du professeur en tant que tuteur est essentiel pour l’aider à construire ce savoir, ces deux concepts décrivent les positions que le professeur et les élèves peuvent avoir envers le savoir à certains moments de l’enseignement et qui peuvent favoriser l’apprentissage.

« L’élève ne peut apprendre qu’en produisant, en faisant fonctionner et en faisant évoluer les (ses) connaissances – sinon à chaque instant, du moins assez fréquemment – dans des conditions semblables ou asymptotiquement semblables à celles qu’il rencontrera dans l’avenir… Pour permettre ce fonctionnement, l’enseignant ne peut pas dire à l’avance à l’élève exactement quelle réponse il attend de lui ; il doit donc faire en sorte que ce dernier accepte la responsabilité de chercher à résoudre des problèmes ou des exercices dont il ignore la réponse ». La dévolution est « l’acte par lequel l’enseignant fait accepter à l’élève la responsabilité d’une situation d’apprentissage (adidactique) ou d’un problème et accepte lui-même les conséquences de ce transfert » (Brousseau, 1998, p.303). Le professeur place ainsi l'élève dans une situation donnée qui suscite chez lui la création de nouvelles connaissances et l'utilisation de ses connaissances antérieures. L'élève doit assumer cette responsabilité et accepter le fait que le professeur ne lui transmettra pas directement les connaissances. Un exemple de dévolution peut être un moment où le professeur demande aux élèves de travailler une activité individuellement ou en groupes sans qu'il intervienne auprès d'eux ou qu'il le fasse sans leur donner des éléments de réponses (il peut leur poser des questions qui suscitent chez eux d'autres réflexions) et que les élèves acceptent de prendre la responsabilité du savoir.

Si l’élève arrive à résoudre le problème que le professeur lui a dévolué, il peut penser qu’il l’a fait par l’exercice normal de ses connaissances antérieures et qu’il n’y a rien de nouveau à apprendre (Brousseau, 1998). « Comment un sujet seul pourrait distinguer dans toutes les décisions qu’il a prises celles qui sont détachables de la situation et qui pourront servir telles quelles dans d’autres situation, de celles qui sont purement conjoncturelles et locales ? » (Brousseau, 1998, p.76). Il faut que quelqu’un d’extérieur vienne pointer et clarifier le statut des éléments de savoir. L' institutionnalisation est le processus par lequel le professeur reconnaît publiquement et officiellement l'émergence de nouveaux éléments de savoir compatibles avec les savoirs conventionnels de la discipline. Chaque élément prend sa place dans un ensemble structuré constitué de tous les éléments de savoir déjà produits en classe (Mercier & al., 2005). Selon la façon dont il est présenté, nous considérons qu'un élément de savoir est institutionnalisé ou non: si les moments d'énonciation de ces éléments sont bien marqués par la façon dont le professeur les présente, s'il les dicte par exemple ou les lit en les explicitant ou donne une indication claire que ces éléments de savoir sont nouveaux et que les élèves doivent les apprendre, nous considérons qu'il y a institutionnalisation ; si par contre le professeur introduit un nouveau savoir d'une façon implicite ou sans lui donner un statut de référence pour les situations à venir pour l'élève, nous considérons qu'il n'est pas institutionnalisé. Le fait de pointer les activités, identifier celles qui ont un intérêt et les relier à d’autres questions et à d’autres savoirs est au cœur de l’institutionnalisation (Brousseau, 1998). Certains cas font exception cependant: un professeur peut introduire un nouveau savoir sans que le moment de son énonciation ne soit marqué par des indices clairs de nouveauté ou d'importance pour les élèves mais que ce savoir soit important du point de vue de la discipline et qu'il serve de base à la suite et qui soit utilisé dans différentes situations ; nous le considérons comme institutionnalisé. Un autre critère que nous prenons pour les savoirs institutionnalisés est celui de la généralité: le nouveau savoir doit être général, applicable à plusieurs situations ; les solutions des exercices et des activités qui constituent de nouveaux savoirs du fait qu'elles sont liés à un nouveau champ d'application ne sont pas prises en compte, sauf si le professeur généralise ensuite ces solutions pour qu'elles recouvrent plusieurs cas. Nous prenons ce critère parce que nous considérons que l’élève a besoin que le professeur l’aide à décontextualiser le savoir, à reconnaître qu’il est détachable de la situation afin de pouvoir l’appliquer dans d’autres situations.