6.2. Hypothèses opératoires

Nous faisons des hypothèses plus spécifiques et plus opératoires qui seront à la base de notre méthodologie d'analyse.

1- La compréhension se développe à partir de "petits éléments" de savoir:

Nous supposons que la compréhension se développe grâce à de nouvelles relations construites par l’apprenant ce qui est une reformulation de la proposition de Bange (1992) : "comprendre c’est intégrer un événement préalablement isolé dans un ensemble qui l’englobe et par là même lui donne un sens" (p.164).

Nous supposons que ces nouvelles relations ou intégrations se construisent le plus souvent à partir d’éléments de savoir assez petits. Comme le montre Küçüközer (2005), l’élève peut acquérir des éléments comme par exemple une des caractéristiques de la vitesse dans le cas d’un mouvement circulaire (la modification de sa direction alors que sa valeur est constante), et ultérieurement la signification d’un mouvement uniforme, ou encore il peut apprendre que, pour le physicien, la Terre est un objet au même titre qu’un crayon ou un ballon et ultérieurement comprendre le principe des interactions entre objets (ou au moins certains aspects). Ces "petits" éléments constituent des éléments du principe d’inertie mais leur cumul ne constitue pas le principe d’inertie ; celui-ci consiste en des relations entre ces différents éléments. L’acquisition donc de ces éléments et surtout l’acquisition des différents liens entre eux vont contribuer à la compréhension du principe d’inertie. Nous considérons donc qu’un élève ne peut pas apprendre d’un coup le principe d’inertie, il va passer par de nombreuses étapes intermédiaires et cet apprentissage peut même durer des années. Ainsi, la construction de la compréhension conceptuelle de la physique se ferait par "petits éléments". "Cette position peut ne pas être contradictoire avec celle d’obstacle. En effet si on se place à un niveau de granularité fin, le chercheur peut approcher l’évolution de l’élève "à petits éléments" alors que si on étudie l’évolution de l’élève sur un temps suffisamment long on peut considérer qu’il a franchi un obstacle épistémologique. En revanche notre hypothèse peut être en contradiction avec l’idée qu’on apprendrait d’un coup de nouveaux concepts à la suite d’une mise en contradiction. Nous n’excluons pas cette possibilité, mais nous la considérons comme étant plutôt rare" (Tiberghien & al. 2007b, 34).

Notre choix de "petits éléments" nous conduit à prendre l’unité minimale de discours qui a un sens de manière autonome. Nous prenons donc l’équivalent d’une phrase qui, pour une majorité de linguistes, est considérée comme étant une unité minimale de sens. Par exemple pour le concept de poids nous avons quatre petits éléments : (1) la force exercée par la Terre sur un objet est le poids de l'objet , (2) la Terre exerce toujours une force sur les autres objets, (3) la force exercée par la Terre sur un objet est un vecteur vertical toujours dirigé vers le bas, (4) la force (l'action) exercée par la Terre et la force (l'action) exercée par le sol ne sont pas les mêmes forces. Chacun de ces éléments est une des composantes de ce concept. L’acquisition de l’un n’implique pas l’acquisition d’un autre et l'acquisition de tous les éléments n'implique pas nécessairement l'acquisition du concept qui nécessite des liens entre ces différents éléments.

2- Un élément de savoir ne s'apprend pas de la même façon qu'un autre, nous pouvons donc parler de la différence "d'apprenabilité" (Tiberghien & al., 2007b):

Les recherches sur les conceptions des élèves et les processus d'apprentissage ont montré des difficultés chez les élèves à acquérir certains concepts ou éléments de concepts. Nous évoquons ces difficultés dans la partie qui suit. Nous faisons donc, dans nos analyses, la différence entre les concepts difficiles à acquérir et les concepts ne présentant pas une difficulté particulière. Les concepts que nous considérons comme « difficiles à acquérir » sont ceux qui mettent en jeu plusieurs éléments de savoir devant être mis en relations dont certains sont en concurrence avec des éléments contradictoires qui sont déjà acquis ; les élèves ont certaines conceptions erronées concernant ces concepts. Par contre, les concepts que nous considérons comme « ne présentant pas une difficulté particulière » sont des éléments de savoir qui peuvent être appris sans remise en cause des liens avec d’autres éléments et qui en plus ne correspondent pas à certaines conceptions erronées des élèves. Cette reconnaissance de la difficulté de certains éléments plutôt que d'autres nous conduit à poser la question de "l'apprenabilité" des éléments de savoir ou des groupes d'éléments puisque nous considérons qu'un élément de savoir ne s'apprend pas tout seul mais en lien avec d'autres éléments. Certains éléments de savoir peuvent être appris mieux que d'autres et ceci pendant une durée déterminée d'enseignement alors que d'autres comme le principe d'inertie requièrent plusieurs années parfois pour être appris.

3- La reprise d'un élément de savoir nouvellement introduit peut favoriser son apprentissage:

Nous ne parlons pas de reprise comme simple énonciation d'un énoncé déjà introduit, un perroquet peut très bien reprendre ce qui a été dit sans lui donner du sens, mais de reprise dans un nouveau contexte, une nouvelle situation, un nouveau champ d'application. Cette mise en œuvre d'un élément de savoir dans un nouveau contexte en classe peut mener l'élève à manipuler le savoir, à étendre son champ d'application et à établir des relations entre différents éléments de savoir ; cette répétition peut favoriser l’apprentissage de cet élément de savoir par l’élève. Cependant, compte tenu de la diversité possible de "l'apprenabilité" des éléments, la reprise d’un élément ne conduit pas nécessairement à son apprentissage. Nous rendons compte de cette 3ème hypothèse opératoire par la notion de "continuité" que nous développons dans la partie méthodologie.

4- La variété des éléments de savoir mis en jeu peut jouer un rôle dans leur apprentissage:

Pendant une durée bien déterminée, un certain nombre d'éléments de savoir est mis en jeu dans la classe. Ce nombre peut être relativement petit dans un cas ou relativement grand dans un autre, ceci n'aura pas le même effet sur l'apprentissage. Si le nombre est grand, il peut constituer une surcharge pour les élèves qui ne pourront pas intégrer facilement ces éléments dans le réseau d'éléments qu'ils connaissent déjà. Nous rendons compte de cette hypothèse par la notion de "densité" qui vise à connaître dans quelle mesure le savoir nouveau est introduit de manière régulière ou par à-coups. Cette notion sera développée dans la partie méthodologie. La densité pose la question du rôle du lien entre les différents éléments de savoir. Si la densité des éléments de savoir pendant une certaine durée est élevée et que les liens entre ces éléments ne sont pas clairs, ceci peut constituer un obstacle à l’acquisition de ces éléments par les élèves puisqu’ils constitueront des éléments de savoir dispersés ; alors que si le lien entre eux est clair, les élèves ont plus de chances d’acquérir ces éléments en les insérant dans des groupes qui leur donnent du sens.