Champ conceptuel

Dans son livre intitulé Les valeurs de l’éducation, Olivier Reboul écrit : «Il n’y a pas d’éducation sans valeur» 6 et «les valeurs de l’éducation concernent le sens, plus précisément tout ce qui permet à chaque enfant humain d’apprendre à devenir homme» 7 . Jean-Claude Forquin, quant à lui, pense qu’«éduquer quelqu’un, ce n’est pas lui apprendre n’importe quoi, ce n’est pas non plus lui donner un entraînement ou une formation au sens purement technique du terme (training). L’intention éducative suppose d’introduire quelqu’un, de l’initier à une certaine catégorie d’activités qu’on considère comme intrinsèquement valables (worth while), le conduisant par-là même vers un degré supérieur d’accomplissement humain. » 8

Notre champ conceptuel est donc celui des valeurs. C’est lui qui constitue l’axe principal autour duquel s’articulera notre réflexion, que nous voulons pédagogique et éducative. Or, à en croire Eric Plaisance et Gérard Vergnaud, une valeur est « ce qui vaut la peine et ce qui mérite quelque sacrifice. » 9 Une valeur, c’est ce qui est digne d’être promu, honoré, respecté. Ainsi, la dignité de l’être humain est une valeur que tout le monde est appelé à respecter.

Signalons sans tarder une ambiguïté dans la notion de « valeur ». Ce qui est valeur dans une culture ou une personne peut ne pas l’être dans une autre. Car, «les valeurs varient selon les personnes et les communautés humaines, et sont évolutives, dans le temps : la notion de valeur est relative (…) : il y a pluralité des valeurs comme des biens » 10 .

Pour notre part, nous pensons qu’à côté de la relativité des valeurs reconnues, il existe des valeurs universelles qui se réfèrent à une éthique fondée sur les principes fondamentaux balisant l’éducation morale. Citons, par exemple, le respect de la vie ou de l’innocent, le respect de l’autre. Par l’éducation morale, l’enfant acquiert des règles de comportement qui réguleront son action. Encore faut-il que ces règles soient énoncées en détail par les établissements scolaires, pour permettre un véritable suivi éducatif et une articulation de deux dimensions, universelle et particulière, répondant à la recherche de compromis viables.

L’élément essentiel du jugement de valeurs n’est pas la conscience individuelle (conscience subjective, conscience de chaque personne) mais c’est la conscience morale, qui est la faculté d’apprécier nos propres actes. Elle est dite « droite » lorsque la personne fait une appréciation objective de l’agir humain. Elle est dite, au contraire, erronée, lorsqu’elle émet des jugements contraires à la réalité objective.

Il est vrai que toute société détermine des valeurs communes comme normes indispensables à la vie d’un groupe donné, une sorte de pacte tacite de vie communautaire provenant de « l’intersection des ensembles des valeurs propres à chacun.» 11 A cet effet, la formation de la conscience morale est importante parce qu’une conscience bien formée facilite les choix et le discernement dans l’agir de chacun. C’est dans ce sens que nous parlons « des valeurs comme références ultimes », et que l’on peut comprendre pourquoi il est impératif pour toute société et toute vie collective, de mettre en place un certain nombre de règles, d’idéaux ou d’interdits qui structurent le vivre ensemble.

Gérard Lurol reconnaît le rôle majeur joué par la conscience morale. C’est pourquoi il invite chacun à « faire l’expérience de l’ouverture » 12 . Mais, au sujet de la qualité humaine d’un acte humain, il pense que « nous serons donc toujours reconduits à nous-mêmes, à la qualité de nos savoir-faire, de nos discernements, de nos attitudes et de nos capacités à nous travailler nous-mêmes. Bref, nous sommes invités à une sagesse pratique au quotidien, humble science incluant un art d’aimer. » 13 . La conscience morale demeure donc le critère dernier d’appréciation de la moralité d’un acte humain.

Du point de vue normatif, il y a à distinguer la valeur comme principe, et ses réalisations pratiques, concrètes. La justice, par exemple, est une valeur, mais à travers le temps et dans diverses sociétés, elle est objet d’applications variables. Le principe demeure, mais la manière de le comprendre et de l’appliquer diverge. A propos de la « Loi », un humoriste disait : « Vis-à-vis de son ennemi, le juge applique la loi, mais face à son ami, le juge interprète la loi ». C’est contraire au principe de justice qui affirme que la « Loi est égale à tous ».

Selon les sociologues classiques, « les valeurs ne sont rien de plus que des préférences collectives qui apparaissent dans un contexte institutionnel, et qui, par la manière dont elles se forment, contribuent à la régulation de ce contexte. Encore faut-il préalablement éclairer la nature de ces préférences, et se demander en particulier dans quel sens on peut dire qu’elles sont objectives » 14 . On parle de valeurs absolues auxquelles toutes les autres doivent être subordonnées : vérité, liberté, justice, dignité de l’homme, respect de l’autre. Parmi ces valeurs, la dignité de la personne humaine nous paraît essentielle et fondamentale. Les autres ne sont que ses multiples facettes. La dignité humaine une fois niée, le risque est grand de légitimer les avis et les comportements aberrants les plus contradictoires, même si un idéal, fort bien exprimé, a été imprimé dans les textes officiels. Plusieurs personnes ne seront pas motivées à l’observer. L’absence des valeurs dans la vie personnelle et sociale crée le désordre moral que Paul Valadier 15 et Benoît XVI n’hésitent pas à appeler « relativisme ». Tout devient possible, tout est égal, il n’y a plus de traditions ni de principes moraux et religieux, il n’y a plus de droits ni de devoirs sacrés.

De nos jours, la contestation de l’autorité et le refus des lois imposées du dehors nous poussent à aborder la notion de valeur non pas du point de vue moral mais selon son aspect éthique, parce que la morale est l’ensemble des normes qui réglementent la vie privée de chacun. L’éthique est, en revanche, un ensemble des principes de conduite de l’agir humain à partir desquels chacun déciderait seul de sa vie. La morale 16 est un corps doctrinal relatif aux jugements de bien et de mal, prescrivant impératifs et interdictions, comme le Décalogue, tandis que le concept d’éthique exprime une ligne de conduite que la personne se donne elle-même, en accord avec ses valeurs et sa conscience. Il y a là deux sources distinctes : l’une, externe (la morale) et l’autre, interne (l’éthique)

En outre, la notion de valeur suscite la question de la distinction entre le « droit » et le « fait », une valeur « universelle » et une valeur « générale ». L’universalité vaut en droit. Par exemple, l’honnêteté est par principe une valeur universelle. Mais dans une société où la malhonnêteté ou l’incivilité peut être un phénomène général, en réalité ou en pratique, ce n’est pas une valeur reconnue comme universelle. Entre universel et général, l’opposition peut être complète, mais parfois une valeur générale ou commune peut aussi être considérée comme universelle. Ce n’est pas parce qu’elle est commune qu’elle devient universelle. Une valeur est, en principe, universelle par sa valeur intrinsèque. Si elle est commune, tant mieux. Une valeur universelle peut être générale si elle est reconnue par tous les hommes du monde entier. Mais elle peut être spéciale si elle ne s’applique qu’à une catégorie d’hommes. Les valeurs universelles ne sont pas statiques mais dynamiques par leurs modalités, qui évoluent selon les lieux, temps et contextes. Il n’existe presque pas de valeurs immuables, pratiquées, viables et identiques. Tout ce qui est dit valeur, universelle ou non, fait l’objet de l’appréciation, dans sa pratique. Cela suppose qu’il faut un champ de référence pour juger si une réalité est une valeur. L’individu libre et conscient ainsi que la communauté sont des lieux de référence pour opérer cette appréciation.

Rappelons au passage qu’il existe non seulement des valeurs générales mais aussi des valeurs particulières ou territoriales ou personnelles, qui s’appliquent à un groupe de personnes d’un espace donné. Elles peuvent être personnelles ou territoriales lorsqu’elles s’appliquent aux membres d’un groupe déterminé, quel que soit le territoire où ils se trouvent. Elles peuvent être également extraterritoriales si elles s’appliquent hors d’un territoire bien limité. En effet, la portée de la loi est fixéepar un critère sociologique (une catégorie de personnes comme les bandits, les voleurs). La territorialité des valeurs universelles, c’est le monde entier.

Concernant l’Afrique, le contact continuel et immédiat des cultures européennes avec les cultures africaines a exercé une forte influence sur les coutumes. Cela a créé des milieux extra coutumiers, pluricoutumiers ou semi-coutumiers. Les institutions traditionnelles de la société coutumière furent dévalorisées et ont connu un dynamisme d’acculturation. L’acculturation reposait sur la valorisation, à l’extrême, des modèles occidentaux et sur le paternalisme. Les cultures locales indigènes furent ainsi victimes, au niveau social et moral, d’un profond malaise : des comportements d’inadaptation, d’hésitation, des attitudes non authentiques, des résistances et des renversements de valeurs. On est arrivé à des conflits de valeurs et d’institutions 17 . Les coutumes africaines furent supprimées comme sans valeur.

Un autre fait qui mérite une mention spéciale est la rencontre des valeurs laïques avec les valeurs chrétiennes d’une part et, d’autre part, la rencontre des valeurs religieuses avec les valeurs traditionnelles. En effet, l’application du projet éducatif proposé par le bureau de l’Education chrétienne de la Conférence Episcopale du Congo rencontrait des destinataires d’appartenances variées : les écoles officielles, laïques; les écoles conventionnées protestantes, kimbanguistes et islamiques.

Quant à la rencontre des valeurs religieuses avec les valeurs traditionnelles, il serait opportun de préciser ce que sont ces dernières : c’est l’ensemble des comportements qui relèvent des valeurs fondées sur une tradition (manière de penser, de faire ou d’agir qui est un héritage du passé) et auxquelles les générations ont accès par l’acte de transmettre ce qui est relatif au passé. L’expérience traditionnelle est déterminée activement par une double fonction importante : la fonction médiatrice et intégrative, d’une part, et, d’autre part, la fonction génératrice ou re-créatrice. La tradition a une double dimension, statique et dynamique : elle est intégration et adaptation des existants, anciens et nouveaux. Elle est finalement une naissance ou une re-naissance des valeurs d’une communauté. D’où les deux appréhensions de la « tradition », entendue comme « transmettre », c’est-à-dire « faire être ce qui a existé déjà » (aspect dynamique) et comme « conserver », « garder ce qui a été transmis » (aspect statique).

Devant la pluralité de systèmes des valeurs, le jeune Africain scolarisé est vraiment embrouillé et ne sait pas lesquelles choisir, entre les valeurs traditionnelles, chrétiennes, coloniales ou occidentales. Dans notre étude, nous pensons donc nécessaire de focaliser nos regards sur l’éducation aux valeurs. Cette réalité passerait par l’école. Malheureusement, les écoles au Congo fonctionnent difficilement de nos jours. Elles baignent dans les anti-valeurs, « Le Mal zaïrois » 18  , expression chère aux évêques congolais.

Redonner à l’école son vrai visage est une responsabilité qui incombe d’abord à l’Etat et ensuite aux institutions qui gèrent les écoles (les laïcs pour les écoles officielles et privées, et aussi les Eglises). L’on doit arriver au changement de mentalité chez les dirigeants des écoles, les enseignants, et leur donner les moyens économiques et moraux nécessaires à leur bon fonctionnement. Les gestionnaires doivent bien gérer les ressources humaines et matérielles mises à leur disposition. La discipline doit être bien respectée.

Pour éclairer l’évolution et la rencontre de quatre systèmes de valeurs cités, nous allons recourir à l’Histoire, car ils paraissent trans-historiques. L’histoire nous aidera à situer le moment de la rencontre des valeurs occidentales avec les valeurs traditionnelles et suggérera les valeurs que l’on pourrait promouvoir. Notre intérêt portera essentiellement dans le domaine de l’écrit pour permettre l’interaction lecteur-texte dans les sociétés africaines et pour faire reposer le rapport valeurs et textualité sur un fondement éthique.

Pour comprendre les différents niveaux de valeurs de divers systèmes et leurs conséquences, nous proposerons trois hypothèses. La première est consacrée à chercher un accord entre des systèmes disparates qui dans lesquels baignent « les acteurs » de l’éducation de notre pays. La seconde hypothèse consiste à valoriser la culture africaine. La troisième hypothèse est consacrée à inventer une méthode appropriée pour apprendre les valeurs en outillant chaque personne pour « discerner » les objets de son apprentissage, s’engager dans la recherche de comment comprendre les valeurs et les rendre conscientes pour un vivre-ensemble individuel et collectif cohérent.

Notes
6.

REBOUL, O., Les valeurs de l’éducation, Paris : PUF, 1992, p.1.

7.

Ibid., p. 5.

8.

FORQUIN, J.-C., « Valeurs », in CHAMPY, Philippe et ETEVE, Christiane, Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la Formation (sous la direction de -), Maxéville : 2è édit., Nathan Université 2000, p. 1079-1082.

9.

PLAISANCE, E. et VERGNAUD, G., Les sciences de l’éducation, Paris : La Découverte 1999, p. 39.

10.

« Axiologie (philosophie) », ENCYCLOPEDIE ENCARTA 2001, [CD-ROM], [s.l.], Microsoft Corporation, 1993-2000.

11.

« Axiologie (philosophie) », ENCYCLOPEDIE ENCARTA 2001, [CD-ROM], [s.l.], Microsoft Corporation, 1993-2000.

12.

LUROL, G., « Eduquer avec les valeurs », in Revue APPROCHES –EDUCATION (III) : Les valeurs dans l’éducation, Paris (France) : Centre Documentaire N°91 (Automne) 1996, Février 1998, (96-106), p. 104.

13.

Ibid., p. 106.

14.

BOUDON R. et BOURRICAUD F., Dictionnaire critique de la sociologie, Paris : PUF, 1982, p. 663-670.

15.

VALADIER, P., Morale en désordre : un plaidoyer pour l’homme, Paris : Seuil, 2002, 212 p.

16.

Cfr. MENDRAS, H., Eléments de sociologie, Paris, Armand Colin/Masson, 1989, 1996, p. 86 : « La morale est un absolu qui s’impose en tant que tel, qui ne souffre pas de relativisme…La valeur est transcendante et absolue pour celui qui la vit… ».

17.

Quand on parle des conflits des Institutions, il convient de préciser d’emblée que, chez les Ding orientaux, les institutions comme la circoncision et l’excision n’existent pas.

18.

« Le Mal zaïrois » est l’ensemble de toutes les contradictions de la II ème République du Zaïre (1965-1997), sous le Président Joseph Désiré Mobutu. Cette expression comprend essentiellement l’ensemble d’anti-valeurs qui caractérisent, depuis une trentaine d’années, la dégradation continuelle de la situation actuelle de la République du Zaïre devenue République démocratique du Congo le 17 Mai 1997 avec la prise du pouvoir par Laurent Désiré Kabila et les Alliances des Forces Démocratiques pour la Libération (AFDL). Sous le « Mal zaïrois », les Congolais mettent entre autres l’irresponsabilité, l’inconscience, la corruption et la concussion, les injustices sous toutes ses formes, l’immoralité publique, la rareté des denrées alimentaires et de produits pharmaceutiques, la délinquance juvénile, la recrudescence de la violence, le vol, le banditisme, le manque de respect du bien commun, le manque de respect des morts, le manque de respect des « Aînés ou Anciens : les sages », l’asservissement de la personne humaine, l’inégalité dans la répartition du patrimoine national, le défaitisme et l’absentéisme.