4. Organisation politique

Chez les Ding orientaux, la notion du pouvoir est mieux comprise à partir du terme nkub, situé dans le même champ phonologique que lakub, c’est-à-dire le placenta d’une femme. Par ailleurs, il existe, chez eux, de nombreux charmes de chasse qui utilisent le sang issu des premières menstrues, des avortons ou des placentas. Une femme ainsi ensorcelée pourrait subir trois conséquences : ne pas avoir d’enfants, ne plus avoir ses règles, ou avorter chaque fois qu’elle conçoit un enfant. On dit que les sorciers « ont mis ses enfants dans le gibier ». On suppose alors que les enfants ainsi sacrifiés se transforment en génies sylvestres et livrent les gibiers au chasseur qui les dompte. Or le gibier se trouve être l’élément de base de la reconnaissance de l’autorité. On paye le tribut en organes de certains gibiers.

Le chef lui-même est considéré comme le premier chasseur, parce qu’on l’assimile au léopard ou à l’aigle, carnassiers par excellence. Le chef ou le roi possède donc la capacité de dompter les esprits de la forêt et de dialoguer avec eux. Ces génies domestiqués deviennent les attributs du chef, qui les garde et les entretient près de lui. En effet, parmi les objets sacrés de la case nobiliaire du chef Munken se trouvent des figurines à la forme humaine appelées minkunk. On dit que ce sont des esprits de petits enfants, qu’on invoque pour rendre les chasses fructueuses. Ils protègent le chef, se nourrissent de sang d’animaux et de vin de palme. Le chef lui-même vit en leur compagnie et se promène avec eux. Lorsqu’ils sont mécontents, ils quittent leur demeure et sèment la mort parmi les petits enfants. Le chef chasseur, père et nourricier de la société, serait-il aussi un sorcier « tueur d’enfants »? En tous cas, il nous semble que, dans sa symbolique, le pouvoir entretient un rapport avec la vie et la mort, la maternité, la sorcellerie et la chasse. Le chef évolue dans le même univers que le magicien, les esprits des morts, les membres des associations secrètes, les jumeaux, les albinos et peut-être les nains 61 . Le pouvoir n’est donc pas d’origine naturelle : c’est un esprit supérieur, qui contrôle plusieurs esprits inférieurs. Celui qui accède au pouvoir suprême subit une longue initiation 62 dans la société secrète des baboer. Il mange en réclusion et un sacrifice humain accompagne son enterrement. La case nobiliaire est le sanctuaire où l’on rend le culte aux esprits du pouvoir, et où n’entrent que les initiés.

Quel rapport existe-t-il entre pouvoir et parenté ? Chez les Ding orientaux, la royauté revient à l’unique clan Ntshum, considéré ici comme noble. Il fournit à la société les détenteurs des titres Munken, Nkumukor et Nsoa-mwi. Les autres clans sont associés à ce pouvoir par l’intermédiaire de ceux qui portent des « position names », qui sont souvent des fils ou petit-fils du clan régnant 63 . La succession au trône se fait à l’intérieur même du clan, de l’oncle au neveu. Il n’est pas question, dans un système matrilinéaire, d’envisager une quelconque succession de père en fils, comme pouvait le croire le Père Janssens : « Dans la succession à la chefferie, c’est d’abord le frère et puis le fils du chef qui ont droit.» 64 Les fils n’accèdent pas au trône de leurs pères, mais ils sont ennoblis par le fait de leur naissance. Ainsi, par exemple, les enfants du roi Munken, selon leur ordre de naissance, portent chacun un titre prestigieux qui détermine leur statut au sein de la société et leur donne droit à des privilèges régaliens. Ils ont, cependant, de nombreuses obligations vis-à-vis de leurs pères, notamment celui de protéger leur pouvoir. Les petits- fils, considérés comme « femmes du roi », restent actifs, surtout à la mort du grand’père. Ce sont eux qui procèdent à sa toilette. Quoi de plus normal! Ne sont-ils pas les seuls qui puissent contempler sa nudité puisqu’elles sont ses « femmes »?

Les clans qui acceptent d’épouser les filles du clan royal jouissent aussi d’un titre prestigieux mulebaa, qui les fixe comme « clans- époux » par rapport au clan « cheffale », qui devient alors « clan-épouse ». Les clans époux ont un statut privilégié dans la hiérarchie sociopolitique. Il est intéressant de noter que les filles du clan royal jouissent d’un statut matrimonial particulier. La société leur reconnaissait le droit de choisir elles-mêmes leurs époux. Une fois désignés, les heureux élus doivent les épouser, fussent-ils déjà mariés. Ils sont dispensés de la dot, mais ils n’ont aucun droit sur la conduite sexuelle de leurs épouses, qui jouissent d’un privilège polyandrique 65 . C’est ce qu’on appelle la « polyandrie royale » 66 . Afin de mieux comprendre les structures du pouvoir chez les Ding orientaux, il convient enfin de signaler, avant toute chose, que le système politique Ding, qualifié de « chefferie royale », est aujourd’hui placé dans un vaste complexe politique caractérisé par l’usage du terme Nkum. Ce terme a la marque d’un titre « cheffal », qui englobe l’ensemble de la région des Mongo méridionaux et de sa périphérie. C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’existence de la cour d’Ilanga chez les Bolia, d’Iyeli chez les Ntomba, d’Etoti chez les Nsengele, d’Etoci chez les Ohindo et les Ndengese, de Longomo chez les Iyadjima, d’Engoyela chez les Isolu, de Veelo chez les Ikolombe, de Djala chez les Dia, de Tuun chez les Leele, de Nyimi chez les Kuba, de Vwi chez les Ngwi et de Munken chez les Ding orientaux 67 .

Le pays est organisé selon un modèle à trois niveaux. Le village (waa) est l’unité de base et son chef porte le titre de nk’m waa. Au-dessus du village se trouve la chefferie des terres ou umen, dont le chef est un mumen. Enfin, les bamen (pluriel de mumen) sont soumis soit à l’autorité de Nkumukor, chef-femme, soit à celle de Munken, chef-homme (roi). Les statuts de Nkumukor et de Munken restent exclusivement attachés au clan Ntshum, qui constitue, en fait, la dynastie régnante. Les témoignages du début du siècle dernier signalent l’existence de plusieurs porteurs du titre Munken 68 .

Depuis ses origines, le peuple Ding a donc une identité ethnique qui se répartit scientifiquement en trois groupes : les Ding Mbensia ou Ding Munken Mbel, les BaDing Kamtsha et les Ding Lesie. L’espace ethnique Ding et toutes les entités territoriales et administratives de ces peuples sont énormes. Nous avons limité notre recherche aux Ding orientaux de l’actuel secteur Kapia afin de mieux en connaître la situation historico-géographique, l’organisation sociale, les croyances religieuses et l’organisation politique. Le choix de cette région se justifie également par son avantage d’appartenir à la région du Bas-Kwilu qui présente ces trois caractéristiques. Tout d’abord sa solide unité culturelle qui repose essentiellement sur des bases linguistiques, malgré quelques ressemblances avec tous les peuples des environs, comme les Ngwi, les Lori, les Yans. La langue Ding est une langue bantu appartenant à la zone B de la classification Guthrie. Les habitants du Bas-Kwilu forment, à ce sujet, un groupe bien soudé dans la zone B, comme le montre une étude lexicostatistique faite par Jean Vansina. Ensuite, le système matrimonial de ces populations était matriarcal : dans le mariage, les enfants appartiennent au clan de leur mère et les fils reviennent au village de leur oncle. Enfin, il y a l’unité politique des villages possédant un domaine et appartenant à une lignée. Dans chaque village on exerçait officieusement la fonction de gouvernement ; les chefs des clans étaient comme les juges qui se réunissaient pour régler les questions judiciaires et législatives. La base de leur autorité était religieuse. Au-dessus du village on trouve le chef avec son clan dirigeant. Les Ding Mbensia avaient, en particulier, un troisième niveau d’organisation : l’état de Munken. Il faut donc maintenant comprendre l’univers socio-religieux.

Notes
61.

NKAY MALU, F., Histoire de Ding Mbensia d’après les traditions du clan Ntshum (Des origines à 1899), Lubumbashi, UNAZA, Mémoire de Licence, 1979, p.70-92, cité par NKAY MALU, F., Les Missionnaires catholiques chez les Ding orientaux de la République Démocratique du Congo. 1885-1964, Mémoire de D.E.A., Université Lumière Lyon 2, Lyon, 2001, p. 23.

62.

Les Ding orientaux ne pratiquent pas l’initiation comme processus de passage de l’enfance à l’âge adulte, mais seulement, pour les adultes, comme processus où l’homme entre en contact avec les secrets de l’univers, et accède à la sciences des vérités supérieures. Dans cette recherche, nous parlerons de l’initiation des adultes aux sciences occultes et à la sorcellerie chez les Ding orientaux.

63.

NKAY MALU, F., Op.cit., p.72-73, in NKAY MALU, F., Les Missionnaires catholiques chez les Ding orientaux de la République Démocratique du Congo. 1885-1964, Mémoire de D.E.A., Université Lumière Lyon 2, Lyon, 2001, p. 23.

64.

JANSSENS, Op.cit., p.6.

65.

Nous en faisons l’analyse plus loin dans cette thèse.

66.

NDAYWEL E NZIEM, I., « Histoire de l’institution polyandrique dans le Bas-Kasaï », 2000 ans d’histoire africaine : le sol, la parole et l’écrit. Mélanges en hommage à Raymond Mauny, Paris, 1981, p.769.

67.

NDAYWEL E NZIEM, I., Histoire du Zaïre. De l’héritage ancien à l’âge contemporain, Louvain-la-Neuve : Duculot, 1997, p.170.

68.

J. Mertens écrit : « Mukene est le nom d’un grand chef, qui règne sur une partie de ces gens, son village est Mbel, une dizaine d’heures au Sud d’Ipamu. On dit qu’il a un collègue dans l’entre Lubwe-Lwange ».